À un doigt de la perfection
Tu suces ton pouce depuis toujours. Même blottie au fond de mon utérus, tu t’adonnais déjà à ce petit plaisir : échographie à l’appui! C’était d’ailleurs la chose la plus adorable du monde! Sans parler du côté pratique : pas besoin de laver une suce que tu as échappée sur le plancher pour la xe fois, pas besoin de courir les magasins en fin de soirée pour trouver LA réplique exacte de la tétine que tu as perdue, pas besoin de se lever la nuit pour remettre l’objet fétiche dans ta bouche, etc. Non! Ton pouce, c’était ta façon à toi de te calmer toute seule : un apaisement instantané et toujours à ta portée.
Rapidement, on a eu droit aux commentaires et conseils non sollicités de notre entourage :
« Ce n’est pas très propre! »
« Pourquoi ne lui donnez-vous pas une suce? Ça va être difficile de la faire arrêter! »
« Elle va avoir les dents croches! »
Tu ne marchais même pas à quatre pattes qu’on parlait déjà de ton suçage de pouce comme d’une dépendance au crack. Personnellement, j’étais trop préoccupée par tes besoins de base pour m’en faire avec un problème qui, pour moi, n’en était pas réellement un. Ton pouce te sécurisait, tout comme l’aurait fait une doudou ou un câlin. Je n’y voyais rien de bien méchant.
À ton entrée à la garderie, les mises en garde se sont multipliées :
« Elle va se faire taquiner! »
« Ça va affecter son langage! »
« Ne te demande pas pourquoi elle est toujours malade! »
La pression se faisait sentir. Je perdais de plus en plus confiance en moi et en mon instinct maternel qui jusque-là, m’avait encouragée à choisir mes batailles. Et si j’étais en train de gâcher ta vie? Et si tu finissais par vivre de l’intimidation à cause de ça? Et si c’était moi qui banalisais la situation? Visiblement, aux yeux des autres, c’était un problème majeur! Mais ce n’était pas comme s’il suffisait de te demander poliment d’arrêter de sucer ton pouce ou mieux encore, de te le confisquer, hein? Un pouce, ce n’est pas une suce : c’est plutôt difficile d’y limiter l’accès, de le donner au père Noël, d’en faire cadeau à un bébé ou de le jeter à la poubelle.
J’ai fini par crouler sous la pression et par le fait même, je t’en ai fait subir. J’étais en mode recherche de solutions à la puissance mille. J’ai essayé tous les moyens imaginables pour te sevrer : des mitaines pour le dodo, du liquide amer, des diachylons, une balle antistress, des tableaux de récompenses, des promesses à ne plus finir, etc. Nous sommes même allés jusqu’à te faire peur en te disant que tu ressemblerais à Nanny McPhee : rien à faire! Je me suis surprise à m’impatienter devant ton manque de volonté. Pourquoi ne pouvais-tu pas simplement arrêter?
Lors de ta rentrée scolaire, j’ai secrètement souhaité que les choses se règlent d’elles-mêmes. Je me suis dit que tu aurais trop d’orgueil pour pratiquer cette mauvaise habitude devant tes camarades de classe et que tu finirais pas comprendre que ton comportement était plus nuisible que bénéfique. La fée des dents ferait bientôt sa grande entrée. Le compte à rebours était commencé : il fallait venir à bout de ce problème avant que tombent les dents de lait et qu’il ne soit trop tard!
Aujourd’hui, tu as huit ans, quelques dents d’adulte à ton actif, et la saga du pouce demeure d’actualité. Tes dents et ton palais trahissent déjà ton mauvais pli et c’est écrit dans le ciel qu’on devra investir une fortune chez l’orthodontiste (adieu, les voyages dans le Sud!) J’ai toutefois compris qu’il ne servait à rien de te pousser, de t’effrayer ou de te culpabiliser. Cette manie, elle fait partie de toi et de ton parcours. Toi seule pourras trouver la motivation nécessaire pour la mettre derrière toi lorsque tu t’en sentiras prête. En attendant, tu resteras pour moi, la petite fille la plus adorable qui soit… à un doigt de la perfection!