Où cela nous mène (concours St-Valentin)

Je n’aime pas les conventions, les cœurs en ballons, les cartes quétaines, les roses et les chocolats trop sucrés. Peut-être parce que je n’en reçois jamais. Je hais la Saint-Valentin, je chante à tue-tête la chanson d’Anaïs : « Je hais les couples qui me rappellent que je suis seule ! Je déteste les couples, je les hais tout court ! » Je me prépare à passer la soirée dans un bar de banlieue sans rien attendre de la vie, de l’amour, d’un homme. Je sais je suis pathétique, je suis une antiromantique. L’amour, c’est pour les faibles. Et moi, je suis une femme libre, libérée, mais parfois, ce n’est pas si facile d’être une femme libérée. Comme ce soir. Robe noire trop courte, talons hauts, décolleté plongeant, on pourrait s’y prendre dedans, cheveux remontés, yeux de biche, mon déguisement de femme fatale. I’m a femme fatale. Une dernière retouche de rouge à lèvres, rouge passion, rouge poison. Je monte dans mon taxi.

Accoudée au bar en bois, imbibé de bière cheap, je suis à la dérive. La soirée est longue, les couples défilent sur le dance floor, langoureux, mielleux, collés l’un à l’autre comme des moustiques sur un ruban adhésif, prisonniers. Je t’aime à la folie, comme une puce à l’agonie.

Malgré la noirceur de la pièce, mal éclairée par une lumière bleutée, je distingue son regard, comme dans un miroir, de l’autre côté du bar. Deux billes à peine perceptibles dans la nuit noire m’observent. Comme un prédateur prêt à sauter sur sa proie. Un regard profond qui m’appelle, qui me supplie de le suivre au cœur des ténèbres. Je sais déjà à ce moment‑là que je suis au bord du gouffre, prête à perdre pied, à me perdre. Il s’est approché, furtivement, en évitant les corps étreints.

Il arrive près de moi, une décharge électrique me touche, me foudroie. Nos deux corps sont attirés comme des aimants. La musique de plus en plus forte nous oblige à nous rapprocher pour faire notre séance de bienséance : nom, numéro, pedigree. Son haleine me pique les yeux. Mais je m’en fous. Après quelques brefs échanges et plusieurs shooters ingurgités, nos deux bouches réchauffées par la vodka se sont avalées. Embrassées aurait été le mot juste, mais j’aime bien l’idée d’un baiser avide et presque glouton. Mon régime sec me creuse. Ce soir, c’est jour de fête, tous les écarts sont permis. Session de selfies pour immortaliser notre rencontre.

Sans rien dire, nous sommes rentrés, ensemble. Dans le taxi de retour, nos mains baladeuses se réchauffent sous nos vêtements. Le grain de sa peau est brûlant dans la nuit froide, on dirait que mes doigts effleurent une plage au soleil. Un all inclusive d’une nuit. Nous allons chez lui. Le désir brûle mes entrailles. Je suis ivre, ivre de lui. À peine entrés, nos habits ont déjà volé, envolés comme par magie.

Dans sa chambre, dans son lit, c’est notre terrain de jeux. Comme deux gamins qui courent, nous nous fracassons l’un sur l’autre avec passion, avec violence. Nos onomatopées emplissent le silence. Et ensuite, plus rien, nous nous endormons dans la sueur de nos orgasmes. Dans sa chambre vétuste, l’odeur aigre de nos ébats est accrochée aux murs. Les draps froissés portent les stigmates de nos deux corps encore rongés par le désir. C’est le néant ou le chaos, je ne sais pas trop. Il est déjà tôt ou trop tard, le soleil se lève à peine, je dois rentrer. Pas de café, pas d’au revoir, je n’aime pas les lendemains, c’est pourquoi je pars avant.

Mes choses égarées, vite revêtues, je sors. Le froid glacial me prend, me saisit, me lacère. Je marche plus vite en regardant mon téléphone. Un arrêt d’autobus, j’attends une éternité. Ma nuit me semble bien courte tout à coup. Les rues se chargent doucement, la ville se réveille, moi je m’endors. Mon autobus arrive, j’y monte, m’y engouffre. Balancée sur mon banc, je regarde mon compte Facebook, je le cherche, je le trouve. Il est beau, comme dans mon rêve. Il m’envoie une invitation, il est réveillé. J’accepte, pourquoi refuser, nous sommes déjà intimes !

– Déjà partie ? Je te cherchais, j’ai eu peur d’avoir rêvé !

– Oui, j’ai des choses à faire.

Mensonge. Clin d’œil.

– Tu es où

– Dans l’autobus

– On se revoit

– Pourquoi pas

– Où et quand

– Je ne sais pas

– Maintenant ?

Smile.

– Non, j’peux pas

– Pourquoi, un bon café chez moi, reviens, l’autobus va dans les deux sens

– Depuis quand les hommes invitent une fille pour boire un café ?

– Depuis qu’on a couché ensemble… tu t’en souviens ?

– MDR

Smile qui rit aux éclats

On se plaint toujours quand ils ne nous rappellent pas, on les trouve trop pressants quand ils rappellent trop vite. Je ne sais pas quoi penser, je ne sais pas ce que je veux. Perdue dans mes pensées, je défile sur son Instagram ; beau, beau, beau, abdos, shape, filtres et retouches. Il est mon île tropicale au milieu de l’hiver interminable. Je cherche, je fouille. J’en apprends un peu plus sur lui, c’est qu’on n’a pas vraiment eu le temps de parler. Nos bouches étaient occupées à autre chose.

Il m’envoie une photo : une tasse fumante de café. Je sens presque l’odeur corsée. Il fait froid dans l’autobus, je me réfugie dans mon écharpe. Les gens entrent et sortent, les immeubles défilent, et moi je surfe sur son profil. Je me perds dans les clics et les liens. On s’envoie des messages, sans buts, sans queue ni tête. C’est interminable, on rattrape le temps devant nos écrans. C’est tellement plus facile de connaître quelqu’un de cette manière. Pourtant, son corps me manque sous la chaleur de sa couette.

Je lève la tête, l’autobus est immobilisé, je ne sais pas où je suis, dans un hangar, un garage… parfois, l’amour peut nous mener loin, trop loin. Je suis au terminus, coincée dans l’autobus.

Gabie Demers

 



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