Creuser le fossé des inégalités en services de garde éducatifs – Texte: Eva Staire

Pour ne pas identifier qui je suis, ni mettre mon employeur dans l’eau c

Pour ne pas identifier qui je suis, ni mettre mon employeur dans l’eau chaude, je vous dirai seulement que j’ai la chance, dans le cadre de mon travail, de visiter plusieurs types de services de garde dans la région de Montréal. Je vois tous les types de milieux. Des milieux familiaux. Des garderies privées en installation, qu’elles soient subventionnées ou non. Des milieux scolaires. Des Centres de la petite enfance. Et aujourd’hui, j’ai choisi d’écrire sur ce que j’y vois, tous les jours, depuis des années.

Je vois des éducatrices formées, motivées, passionnées. Je vois des milieux éducatifs formidables. Des milieux de vie dans lesquels les enfants sont libres de jouer, d’explorer, de choisir, de s’épanouir… où ils peuvent être des enfants. Je vois des milieux chaleureux dans lesquels on se sent tout de suite bien. Parfois même, j’ai envie de laisser mes carnets de notes sur une chaise et aller jouer avec eux. Dans ces milieux-là, les éducateurs observent les enfants, les connaissent par cœur et les stimulent constamment. Dans ces milieux-là, je vois des enfants rire et déborder de bonheur.

Est-ce que ça existe un milieu de garde parfait en tous points? Non. Comme il n’existe aucune éducatrice parfaite, ni aucune maman d’ailleurs. Il n’existe pas non plus de groupes d’enfants parfaits. Tout le monde a des forces et des défis à travailler, on est tous humains et c’est parfaitement parfait que ça soit imparfait. Parce que dans ces milieux-là, les adultes essaient, chaque jour, de s’améliorer. Ils se remettent en question et ouvrent grand leur cœur pour tenter d’accompagner ces enfants-là.

Ces milieux-là sont nombreux, rassurez-vous. Oui, la grande majorité d’entre eux sont des Centres de la petite enfance. Il existe aussi de bonnes garderies privées et des milieux familiaux formidables, mais le fait est que toutes les statistiques le prouvent : elles se font plus rares. Et aujourd’hui, je veux vous parler de ce que j’ai observé dans plusieurs milieux de garde privés, pas plus tard que la semaine dernière.

Des milieux où les parents n’ont pas le droit d’entrer ou de rester pour voir leurs enfants jouer. Sans aucun rapport à la pandémie. Des milieux de garde où les « Chuteuses » sont plus nombreuses que les éducatrices… C’est quoi une « Chuteuse »? C’est une personne qui se dit éducatrice, avec ou sans formation, qui n’a pour seule réponse aux enfants : « Chut! ». L’enfant veut parler de ce qu’il a fait avec maman hier. « Chut! » L’enfant aimerait dire qu’il a de la peine parce qu’il s’ennuie de son papa. « Chut! » L’enfant voudrait le carton rouge et non pas le noir. « Chut! » L’enfant aurait envie d’aller jouer dehors. « Chut! » L’enfant n’aime pas manger ce repas-là… « Chut! » …Les Chuteuses me mettent hors de moi… Pourquoi travailler avec des enfants si tu n’as pas envie de les accompagner dans leur développement langagier?

Dans ces mêmes milieux, je vois des locaux immenses où s’entassent beaucoup trop d’enfants et où les jouets sont extrêmement rares. Quatre petits bacs de jouets pour vingt enfants de quatre ans… Du bruit infernal parce qu’il y a tout simplement trop d’enfants dans ce grand espace qui raisonne. Des enfants qui n’ont pas la chance de pouvoir s’épanouir, qui n’ont rien pour explorer, faire des choix, jouer… Je vois des adultes qui les forcent à rester assis pendant des heures. Ces milieux de garde se défendent en disant que c’est ce que veulent les parents. C’est faux. Et c’est l’excuse la plus pitoyable à mon sens. Parce que je suis une maman. Et si un de ces enfants était le mien, j’aurais envie de tout casser.

Dans ces locaux, on demande aux enfants de rester assis pour chanter les chansons du jour. On leur demande de rester assis pour faire le bricolage exigé, dix bricolages identiques, qu’ils en aient envie ou non. On leur demande de tracer des lettres et des chiffres, toujours assis. On les force à mémoriser et à réciter des mots dans différentes langues. Et ensuite, ces adultes disent aux parents que leurs enfants ont de la chance de fréquenter un milieu « éducatif » dans lequel on offre des cours de musique, d’anglais, d’espagnol, etc.

Je vois ces enfants-là souvent. Ils ont le regard brisé. Ils n’osent plus poser de questions. Ils savent que les câlins sont interdits. Ils n’ont aucun respect pour leurs éducatrices, ils en ont une peur bleue. Et chaque soir, quand le parent arrive, on lui tend son enfant, on lui remet son « bricolage » et on lui répète qu’il a passé « une belle journée ».

Tu penses probablement que j’exagère. Tu vas avoir envie de défendre telle ou telle garderie en me disant que les services offerts sont de qualité. Alors tant mieux pour toi. Mais ce que j’observe tous les jours, depuis des années, ne semblent qu’empirer. Des milieux de garde qui devraient être fermés le jour même et qui sont encore en opération des années plus tard, j’en connais des dizaines…

Ces enfants-là sont brisés. On déchiquette leur petite âme un peu plus chaque jour. J’ai envie de hurler. Mais je dois continuer mes visites, avec le sourire, et continuer de prendre des notes, qui n’auront jamais de conséquence….

Mais le gouvernement actuel continue de promettre l’ouverture de places, malgré le manque criant de personnel éducateur. Il continue de vouloir ouvrir plus de services de garde, alors que ceux-là continuent de maltraiter nos enfants.

Hier, j’ai eu deux visites à faire. L’une dans un Centre de la petite enfance, et l’autre sur la même rue, dans une garderie privée en installation. Dans les deux cas, on retrouve 80 enfants. Dans les deux cas, la directrice déclarent qu’elle offre un milieu éducatif de qualité. Dans le premier milieu, j’ai trouvé une éducatrice chaleureuse, à l’écoute, ouverte. Des enfants pleins de vie, épanouis, dégourdis et curieux. Dans l’autre, j’ai trouvé une « chuteuse ». Des enfants forcés à rester assis pendant des heures, le regard vide. Une « chuteuse » qui prend leurs mains dans la sienne pour les forcer à tracer leurs chiffres du jour. Pas de jouets dans le local, qu’ils appellent « la classe ». Une peinture défraîchie, un froid glacial dans le local et des tuiles de plancher qui se décollent.

J’aimerais tellement pouvoir vous dire que ce n’est qu’un cas isolé. Mais je vous mentirais. Parce que je vois de ces milieux encore trop souvent… Et dans les milieux privés, on retrouve le plus souvent les enfants qui sont issus des milieux socio-économiques plus défavorisés, qui sont immigrants, ou encore qui ont des défis particuliers. Et dans ces milieux-là, ils sont condamnés. Condamnés à entrer dans le moule du stéréotype. Condamnés à avoir des retards de développement importants et des problèmes de comportements, à entrer à l’école dans quelques années avec une longueur de retard incroyable sur les autres… Ça m’enrage.

Parfois, je m’assois dans ma voiture, après avoir visité l’un de ces trop nombreux milieux qui se prétend « éducatif » et je pleure. Je pleure en pensant à ces enfants. Je me retiens tellement fort pour ne pas y retourner, juste pour prendre ces enfants brisés dans mes bras et leur dire qu’ils sont formidables… Je pleure en pensant à ces parents qui confient ce qu’ils ont de plus précieux à quelqu’un sans se douter une seule seconde du calvaire que vivent leurs enfants là-bas…

Je ne comprends pas que ces inégalités continuent de creuser le fossé entre les classes sociales, entre les quartiers, entre les cultures. Je ne comprends pas que nous acceptions cela, comme société. Je ne comprends pas que le gouvernement laisse cela arriver encore aujourd’hui. Les actions doivent être posées, immédiatement. Tous les parents devraient avoir accès à une place de qualité et de confiance pour ses enfants. Et par-dessus tout, tous les enfants devraient avoir le droit d’être des enfants…

P.S. Si une éducatrice trouve normal de laisser un bébé pleurer pour s’endormir, de forcer un enfant de quatre ans à tracer des chiffres, d’exiger un bricolage identique pour tous les enfants ou d’interdire les câlins… je lui recommande fortement de relire son programme éducatif ou de carrément changer de profession.

 

Eva Staire