Du aïkido sur un tapis roulant, mes amours — Texte : Catherine Lapointe
Parfois des événements s’alignent pour mieux réfléchir, pour mettre en pratique les incontournables de mon cours de philo de 1997. Monsieur Dufour serait sûrement fier de moi. Parce que c’est nécessaire. Parce qu’il faut cette réflexion. Pour moi. Pour mes filles. Pour nous.
Sur mon mur, j’ai accroché avec de la gommette cheap des portraits de femmes de tous les horizons, d’époques lointaines ou de notre ère contemporaine. Frida Kahlo, Simone de Beauvoir, Joséphine Bacon, Amelia Earhart, Gabrielle Bouliane-Tremblay, Fifi Brindacier, Colombe Saint-Pierre, Vivian Maier, Joyce Echaquan, Rosa Park, Mariana Mazza, Gabrielle Roy et Mahsa Amini… Leur force m’appelle. Leur histoire me ramène à une puissance. Elles nous écoutent peut-être au souper, mes filles et moi. Parfois, je les regarde et je ne veux pas les décevoir. Ce qu’elles portent est immense. Ce qu’elles ont laissé pour plusieurs ne se limite pas à la trace, mais s’inscrit dans le mouvement. Comment honorer tout ça. Pas avec de la gommette qui colle pas certain.
Et dans mon téléphone, à travers les notifications qui se multiplient, cette question à mille piasses. La place des femmes aujourd’hui. Une notification à l’index pour moi. Tinder, tu peux aller te rhabiller, mon coco.
C’est dans le dialogue avec mes filles que j’essaie de comprendre.
Mes femmes fortes de 10 et 12 ans, quelle est notre place ? Que retenez-vous du monde qui se fracture, se déchire, se recolle, crie ou abdique ? Que voulez-vous pour la suite du monde ? Que comprenez-vous des évidences et des possibles ? Qu’en ferez-vous ? Quelle place prenons-nous ou voulons-nous ? Nous ne sommes pas toutes assises dans le même bus. Partagerons-nous nos sièges de privilégiées avec les plus pockées ? J’espère que oui, les filles. Sinon, qu’est-ce que je vous aurai laissé…
Parce que l’on peut faire comme les licornes qui glow in the dark et se dire que tout va bien pour les femmes, que l’on galope dans les prairies faciles de la modernité. On possède des laveuses maintenant… On peut aussi accrocher le débat avec nos griffes de ratel, l’animal le plus féroce selon Google, celui qui ne lâche pas ses proies. On peut se battre sans réfléchir, souhaiter la mort et boire des venins.
Je me sens une équilibriste de la pensée pendant que je brasse mon chili en pleine heure de pointe des devoirs. La place. Les femmes. Aujourd’hui.
Et vous mes filles, vous en pensez quoi ? Comparer les époques, les continents, est-ce que ça nous aidera à nous rassurer ? J’en doute. Bien évidemment, la route a été tapée par des pionnières aux talons affirmés, aux souliers piétinés. Je m’incline devant les luttes passées et présentes. On a avancé. Farah était tout de même aux commandes de Perseverance. Elle maîtrise ses stationnements en parallèle sur Mars, la belle génie. Mais l’actualité nous prouve tristement des reculs. On faisait parfois du surplace sur le tapis roulant de l’avancement des conditions des femmes, mais on a pris une méchante débarque collective quand la Cour suprême américaine a invalidé l’arrêt Roe c. Wade. Recul. Quand les femmes trans ont été exclues des compétitions féminines internationales. Recul pour certains. Justice pour d’autres. Quand une mère d’un bébé de 4 mois s’est vu interdire d’allaiter en public par une agente de sécurité. Recul. Et prises de conscience. Quand un agresseur sexuel a obtenu une absolution pour préserver sa carrière. Recul. Et impunité. Quand j’ai lu qu’il y avait eu 26 féminicides au Québec seulement en 2021. Recul. Tristesse. Et colère.
Qu’allons-nous faire de cette colère, les filles ? Martine Delvaux parle des filles en feu dans Pompières et pyromanes. De la nécessité de leur colère, de leur résistance, de leur survie et de leur flamme.
« Je veux nous imaginer, jeunes filles et vieilles femmes, comme des revenantes futuristes debout et droites devant l’avenir. Je veux nous voir mélancoliques, anxieuses, furieuses, amoureuses, rabat-joie, désobéissantes et féministes, liées les unes aux autres et avançant d’un même pas avec l’énergie férocement créatrice du désespoir. Je veux penser, toi et moi, comme faisant partie d’une communauté dansante de lucioles qui se disent oui en clignotant dans la nuit. Parce qu’il faut continuer de résister. Parce qu’il faut, à tout prix, continuer à aimer. » (Martine Delvaux, Pompières et pyromanes, Montréal, Héliotrope, 2021.)
Et si cette colère était utilisée pour jogger, puis courir sur le grand tapis roulant ? De manière grandiose. En utilisant la beauté du collectif. On pourrait faire un aïkido en gang et utiliser la force du recul pour se donner un élan digne des acrobates du Cirque du Soleil. On pourrait faire revoler une partie de discrimination peut-être, de précarité, de violences faite encore aux femmes. Du moins s’arrêter pour dénoncer. On pourrait observer que c’est encore nécessaire d’accrocher à des bus de RTC des pubs pour sensibiliser la population à l’équité salariale entre les hommes et les femmes en 2022. Et puis que des filles de 17 ans s’inscrivent encore à des cours d’autodéfense pour se sentir en sécurité dans leur quartier le soir. Nécessaire ou désolant ? Lorrie Jean-Louis a écrit « être une femme est un programme à réviser constamment. » (Lorrie Jean-Louis, La femme cent couleurs, Montréal, Mémoire d’encrier, 2020.)
Mes filles, mes amis, les gars, les hommes, je nous crois capables, présent.e.s, avisé.e.s et ardent.e.s.
Laissez-moi glower un peu dans le noir dans cette journée en fin de course. Tout ce multitasking en repartageant une demande d’amie monoparentale pour se trouver une garderie pour qu’elle puisse retourner travailler, se mettre en action, apporter dans la matière ses mains et son cœur dans une école qui a tant besoin d’elle. L’humanité a besoin d’enseignement, de livres, de dextérité intellectuelle, de motricité lucide. Des antidotes au mansplaining, à la grossophobie, cissexisme (transphobie), misogynie, homophobie et sous-alimentation de l’ouverture d’esprit. Le téléjournal de 22 h sert pas assez de leçons, il faut croire.
Il faut croire.
Je m’interdis de consulter les autres notifications de mon téléphone. Des petits mensonges qui m’aspirent parfois dans leur illusion à la saveur de biais dans un emballage de bonbons qui pétillent. Ou de jus vert à la promesse de sauveur du monde dans une belle coupe dorée de ce que l’on attend d’une femme en canne ou d’une mère programmée. On se pète collectivement les palettes. On avale alors des pilules magiques en pensant que ça repousse, des dents d’adultes.
Laissez-moi donc jeter un œil furtif admiratif aux femmes de mon mur de cuisine et de retrouver les deux miennes. Ne rien gaspiller du temps et de la force. J’ai le goût de faire du aïkido sur un tapis roulant pour elles. J’ai la volonté de bouleverser le monde avec mon cœur de rocker de mère ourse. J’ai l’élan de continuer de courir de petites révolutions même pieds nus s’il le faut. Avec humilité et vulnérabilité. Avec intelligence et détermination. Avec l’énergie des autres, l’équilibre est plus solide encore. Pour moi. Pour nous. Avec vous. Pour les filles qui ont une place sur un mur de cuisine, celles qui tiennent à bout de bras ou de gommette. Encore debout dans le marathon.
Catherine Lapointe