À tous les « s » muets de la terre…

18 h 25. De grosses larmes de vraie tristesse coulent sur les joue

18 h 25. De grosses larmes de vraie tristesse coulent sur les joues de ma fille. Son petit doigt pointe le « ai » de maison dans son livre de lecture. La jointure de son index blanchi tant elle appuie fort sur la page. Ce soir, comme presque tous les soirs, elle ne trouve pas le son des lettres et elle pleure. Elle a six ans.

Son dos est rond et sa tête est lourde. Malgré la peine, elle reste immobile sur sa chaise. Machinalement, elle cligne des yeux comme pour ravaler ses larmes. Je lui tends un mouchoir et je lui demande de souffler fort. Je lui dis de prendre son temps, de se faire confiance, mais ce soir, elle n’y arrivera pas. Dans ma tête, je lui souffle la réponse : a et i, ça fait « ai », mon amour. Aiii. Évidemment, elle ne m’entend pas. Elle ne bouge pas. Si l’apprentissage des sons tarde à venir, elle maîtrise le courage depuis bien longtemps déjà.

Au moment où elle se lance, le « ai » s’embrouille et sous l’anxiété, il se transforme en « en » « an ». Plus elle se trompe, plus elle cligne des yeux et mâchouille le bout de ses doigts. Je comprends pourquoi elle fait ça et même si je ne cligne pas des yeux, moi aussi, je ravale ma tristesse. Égoïstement, ce soir, j’aurais moi aussi besoin qu’on m’aide à détendre mon petit cœur qui faiblit à la vue de sa détresse.

Je ferme le livre et j’assois ma fille sur moi. Je me sens impuissante. Contrairement à la fée de son livre d’histoire, je n’ai pas de baguette magique pour l’aider. Le soir, au moment de faire les devoirs, il n’y a que nous deux et chaque fois qu’elle pleure, je pleure aussi. Jamais devant elle, mais souvent dans mon lit.

Je pleure parce que j’aimerais que tout soit facile pour elle. Je pleure d’impuissance parce que rien de ce que j’essaie fonctionne. Je pleure, mais je me révolte aussi. Contre le système scolaire qui produit des enfants à la chaîne. Un système d’heures ouvrables qui laisse peu de place aux véritables éducateurs et qui, dans certains cas, en laisse trop à ceux qui ne le méritent pas.

Je me révolte contre les grilles d’évaluation, contre les structures rigides, contre la lourdeur d’exécution, contre la mauvaise gestion financière et les ressources offertes au compte-goutte. Je me révolte contre les trop, mais là crissement trop nombreux administrateurs qui punchent in and out, plus soucieux de leur qualité de vie et de leur sécurité d’emploi que de l’enseignement qu’ils dédient à nos enfants.

Donnez-leur de l’oxygène.

Donnez-leur du temps de plus.

Donnez-leur de la folie, de l’oisiveté, de la latitude.

Offrez-leur un milieu de vie.

Donnez-leur les outils pour s’épanouir et entretenez leur désir de créer.

Ne les forgez pas comme on vous a forgés.

Faites mieux.

Faites intelligemment.

Faites avec bienveillance.

En désespoir de cause et parce que j’ai besoin de me fâcher, je me fâche aussi contre une langue que j’aime infiniment. Quel besoin a‑t‑on de la rendre si compliquée? La richesse d’une langue ne vient pas de sa complexité, mais de la façon dont elle nous permet de nous exprimer.

D’ici à ce que ma fille grandisse, d’ici à ce qu’on découvre toutes les deux comment son cerveau apprend, d’ici à ce que nos larmes se transforment en souvenirs et d’ici à ce que notre système et nos décideurs commencent à faire ce qu’il faut pour véritablement aider nos enfants, je focalise sur ce que l’école a de beau. Je remercie les enseignants, les éducateurs qui veulent faire une véritable différence et je me recentre sur ma fille. Que j’admire jour après jour pour sa persévérance, son courage et l’incroyable agilité et la curiosité dont elle fait preuve depuis bientôt sept ans.

Pis quand je me décentre, me « défocalise », quand les « ai » se change en « an », je me permets aussi de lancer un gros fuck you à tous les « s » muets de l’univers, à tous les « c » doux qui auraient si facilement pu être des « s » et aux « om » qui font « on ».

Liza Harkiolakis