Au bout de sa route
C’est arrivé au fil des jours. Au début, je n’ai pas voulu voir. Je n’ai pas voulu y croire non plus. C’est cliché, mais c’était quand même comme ça : ça arrivait aux autres, mais pas à moi.
Je perdais mes couleurs. Je devenais gris terne. Même pas un beau gris. La vie, ma vie, perdait aussi un peu de ses couleurs. Mon travail m’épuisait. Je n’y arrivais plus. Ça m’a pris beaucoup de temps avant de le reconnaître. Probablement trop. Je me suis perdue solide.
J’ai commencé à oublier des choses. Futiles, puis importantes. La concentration avait oublié de se concentrer sur moi. Les hamsters qui couraient dans ma tête se sont mis à faire des bébés et dieu sait que ça se reproduit vite ces bibittes‑là. L’anxiété prenait sa place tranquillement mais sûrement. Je perdais le contrôle. Et ça m’effrayait. Et quand on a peur, eh bien, on fait deux choses : on affronte le monstre avec sa lampe de poche ou on se cache en dessous des couvertures. J’ai choisi les couvertures.
Je ne me suis pas bien cachée. Je devenais de plus en plus fatiguée, de plus en plus fragile. J’arrivais toujours à maintenir la façade pour moi, pour ma famille, pour mes collègues, mais je sentais bien que quelque chose en moi s’effritait. Je ne voulais pas. Je voulais être un beau paysage de Monet. Un beau lac bleu pastel avec de petits nénuphars dessus. Je me sentais plutôt comme une toile de Picasso. Tout abstraite. Toute défaite. Une belle toile, mais chaotique.
J’ai rapporté du travail à la maison. Des fois pour vrai, des fois dans ma tête. J’enchaînais les heures supplémentaires parce que tout était plus long, plus difficile à faire, me demandait plus d’énergie. La fille était brûlée, mais travaillait plus. J’essayais de reprendre le rythme. Ça n’a pas fonctionné.
À la maison, rien n’allait plus. Les demandes de mes enfants m’irritaient, tout comme leur insouciance. Ça courait partout, ça riait fort, ça criait quand on les chatouillait. Un genre d’allergie au bonheur. J’ai failli m’acheter des bouchons pour les oreilles. Je me sentais coupable. Je n’y arrivais plus au travail, je n’y arrivais plus à la maison. Mon homme voulait faire l’amour. Moi, je voulais dormir.
Et le matin est arrivé. Un évènement et je me suis effondrée. J’ai réussi de peine et de misère à sortir du bureau et je suis allée me réfugier dans ma voiture. Milieu neutre et connu. Pas bon et rassurant comme la maison mais bon, j’ai pris ce que j’avais pas loin. Sangloter à ne plus respirer. Je me suis dit que c’était fini. Je me suis dit que je l’étais aussi. Ce matin‑là, je ne suis pas retournée au bureau. Je me suis inventé une urgence avec les enfants. Mais l’urgence, pour vrai, c’était moi.
Ça m’aura pris des mois, si ce n’est pas un an pour m’être rendue là. Dans le fond de ma peine, dans mon sentiment d’incompétence au travail qui s’est transformé en sentiment d’incompétence de maman, puis de conjointe, puis de sœur, puis d’amie, etc. J’ai eu mal. Je somatisais de partout, mon corps réagissait au fait que je ne veuille pas arrêter. Mes émotions devenaient de plus en plus difficiles à gérer. J’avais l’impression d’avoir perdu la bataille. J’étais une perdante. Et ça, tout ça, ça m’a fait beaucoup pleurer.
J’ai mis mes couvertures dans la salle de lavage et j’ai allumé la lumière, même pas la lampe de poche. J’ai parlé à mon conjoint, il m’a donné sa main et j’ai respiré mieux. Je suis allée voir mon médecin, j’ai arrêté de travailler et je me suis posé un million de questions. J’ai finalement quitté le domaine d’emploi dans lequel je travaillais depuis plus de dix ans. Aujourd’hui, je suis ailleurs. Je suis à la maison. Mais je suis rose. Un beau petit cochon avec une petite patte cassée, mais ça va aller. Ça prendra le temps qu’il faudra. Là, j’ai des enfants qui veulent rire et se faire chatouiller.
Eva Staire