Je t’ai vue, l’éducatrice au parc, à ne rien faire.
L’autre jour, bien calée dans ma chaise de parterre avec les yeux rivés vers le parc, je t’ai vue. Toi, l’éducatrice, comme on te surnomme. Tu sortais du tableau que je me faisais des éducatrices. Tu semblais stoïque face aux enfants qui t’étaient confiés. Tu n’animais pas de jeux, tu ne chantais pas de petites comptines. Non. Assise au beau milieu du parc. Heureuse toutefois. Heureuse de ne rien faire et d’être payé, oui, certainement.
Et je t’ai observée. Comme pour justifier que j’avais raison de mon jugement. Me dire que ça n’avait aucun bon sang! Toi, assise à « juste les regarder ». Eux, ils étaient six à ta charge. Les deux plus grands semblaient être des pirates dans le module de jeux. Ils auraient très bien pu tomber. Une toute petite près de toi jouait avec une pelle et un sceau dans le carré de sable mis à sa disposition. Et trois autres couraient après les papillons.
Mon observation sommaire terminée, j’ai pris un instant pour analyser davantage.
Somme toute, ils avaient tous l’air heureux. Libres. Sereins. Le parc était un monde intarissable de découvertes. Les pirates en herbe avaient avec eux, il m’a semblé, des épées confectionnées avec du carton et du papier d’aluminium. Un cache-œil pour agrémenter leur univers complétait le costume. Ils se battaient. Tu les laissais faire. Je t’ai entendue mentionner : « Tu aurais aimé avoir ta cape? Ça aurait été une chouette idée, mais elle pourrait se prendre dans le module et te blesser. Nous la mettrons pour retourner à la maison. Ce sera beaucoup plus prudent. La brouette sera ton navire et tu pourras la tirer ». Tu avais entendu son besoin et tu lui avais répondu. Tu avais même ajouté de la magie, de la fantaisie à sa demande.
La fillette seule dans le coin de sable, j’ai vite compris qu’en fait, elle ne l’était pas. Même à quelques pas d’elle, tu y étais. Assise, mais présente. Comme un cavalier de danse, elle menait le jeu et tu la guidais, l’orientais afin de maintenir son intérêt et lui permettre d’aller plus loin dans l’exécution de sa tâche. J’ai cessé de compter au dixième pâté de sable qu’elle t’avait apporté pour que tu lui suggères des « MMMMMMMM! » en signe qu’elle cuisinait comme un véritable cuistot! Des « wow! Tu tiens bien ta pelle pour la diriger vers ton sceau! », j’en ai entendu à la tonne avec tellement d’autres encouragements pour elle. Tu lui as manifesté ta présence tout au long de son jeu. Tout au long de ses apprentissages.
Et les trois qui couraient après les papillons : pas besoin d’intervenir. Ils savaient que tu leur faisais confiance. Eux-mêmes te regardaient à tour de rôle pour s’assurer qu’ils te voyaient toujours. Que tu étais toujours là. Ils te communiquaient leur joie à distance et c’est toujours avec un sourire ou un pouce levé que tu leur répondais. Ils avaient à leur portée des sceaux et des filets. Lors de la première capture, c’est à toi qu’ils sont venus la montrer en premier. Et je t’avais vue leur tendre un livre. Tandis qu’un tenait le sceau avec le trophée de chasse à l’intérieur, les deux autres cherchaient dans le bouquin afin d’y découvrir le nom scientifique de leur capture. Vous avez tous éclaté de rire lorsque tu as lu le nom. Ils tournaient les pages du livre avec une précision impeccable. Tu leur avais assurément appris à prendre soin des livres prêtés.
Tu as avisé ta petite troupe qu’il restait deux minutes à votre horaire pour jouer au parc et qu’ensuite, vous retourneriez à la maison. Le dîner serait servi sous peu. Un des chasseurs de papillons était venu te rejoindre sur le banc et s’était accoté la tête, lasse et fatiguée de sa chasse, sur tes cuisses. Ta main dans ses cheveux était très affectueuse. Tu as alors demandé à ta troupe de venir te rejoindre avec les jeux qu’ils avaient en leur possession. Tu avais responsabilisé un grand en lui demandant d’apporter le petit bac de gourdes d’eau vers la brouette. Par cette chaleur, tu avais pensé à leur bien-être. L’autre pirate était déjà prêt à faire monter ses moussaillons dans son navire imaginaire. Tous avaient pris le rang, de façon machinale. Et vous aviez emprunté le chemin du retour en regardant à gauche et à droite tout en entonnant de petites comptines que mon oreille continuait de percevoir malgré vos silhouettes disparues. Des chansonnettes vivantes et ressenties. Sécurisantes et drôles.
Après mon intrusion dans ta profession. Après mon jugement à ton égard. Je m’en suis un peu voulu. Je croyais que tu ne faisais rien. Que tu n’étais qu’assise, épuisée de ton travail.
J’ai compris que tu avais inculqué à tes moussaillons l’art de ne pas toujours dépendre de l’adulte. Qu’ils avaient besoin, eux aussi, de liberté. De choix. D’apprendre à se connaître et d’écouter ce que leur dictaient leurs intérêts et leurs motivations. Que de toujours choisir pour eux n’aidait en rien leur épanouissement. Le développement de leur personnalité. Que tu les sécurisais par ta simple présence. Que ta routine était bien établie et que tu les avais sécurisés dedans puisque tous et chacun savaient ce qu’ils avaient à faire. Tu avais laissé ces enfants acquérir de l’autonomie.
Dans le fond, ton petit groupe d’enfants te ressemble. Ils sont empreints de calme. Ils sont sereins. Ils sont libres. Ce n’est pas cela, le travail des enfants? Jouir de l’enfance et de la liberté qu’elle offre? Vivre le moment présent sans se soucier du demain? Évoluer dans un environnement aimant et constructif? Apprendre à se connaître pour ainsi se faire confiance?
Je t’avais jugée, sans te connaître. Je t’avais observée dans le doute que tu ne sois pas à la hauteur. Pourtant. J’aurai dû voir dès mon premier regard qu’ils étaient heureux, ces enfants-là. Leur bonheur à lui seul aurait pu me montrer que tu étais une bonne éducatrice. Que ton travail se fait tout au long d’une journée. Que tu as le droit d’observer, toi aussi, ces petits êtres afin de continuer ton travail en les accompagnant dans leur développement. Tu peux y voir leur comportement avec leurs pairs. Leur motricité globale dans leurs jeux.
Et pour les observer, il n’y a pas de meilleur endroit que sur ce banc de parc.
Mylène Groleau