La valise de Sébastien
Dans son livre Mon grand-père disait… 2.0, Boucar Diouf dit ceci : « Chacun de nous, par son éducation et son histoire familiales, reçoit un pratique sac à dos de bonnes choses et une encombrante valise de choses moins désirables. En libérant nos mains, le sac à dos facilite notre cheminement dans la vie ; la valise qu’on traîne, elle, nous ralentit ». Dans l’histoire que je m’apprête à vous raconter, Sébastien, né quelque part dans les années 80, a malheureusement hérité d’une lourde valise…
Après avoir déposé sa boîte à lunch presque vide dans son casier et suspendu son manteau beaucoup trop léger pour le froid mordant de janvier, Sébastien s’avance devant sa nouvelle classe. Frêle de constitution mais plutôt confiant, se présenter devant des amis encore inconnus ne l’effraie plus, puisque c’est la troisième école qu’il fréquente cette année. Il tire sur son chandail de Superman un peu court pour lui et se lance :
Salut. Je m’appelle Sébastien et j’suis nouveau ici. Y’a fallu déménager, parce que l’électricité marchait pu dans l’autre appartement. J’suis un peu énervé parce que demain, je vais avoir neuf ans et pour fêter ça, mon père va m’amener aux courses de chevaux. On va faire une sortie de gars. Ça va faire changement des bingos où ma mère m’emmène souvent avec mes deux sœurs. C’est un peu plate le bingo, mais quand elle gagne, ma mère nous achète du linge au sous-sol de l’église pis des barres de chocolat. Mais demain, mon père dit que j’vais lui porter chance et qui va gagner aux courses. Ça fait qui va m’acheter un vélo. Mon père, c’est le meilleur! Il nous le dit tout l’temps qu’il va nous gâter quand il va gagner.
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Sébastien est fébrile. Aujourd’hui, il va s’adresser au groupe de soutien du centre jeunesse pour une dernière fois. Après un séjour de trois ans, il est heureux de retourner à la maison, mais à la fois inquiet. Ici, il mangeait à sa faim et dormait dans la même chambre soir après soir. Il enroule ses mains dans le bas de son chandail et commence :
Salut. Je suis Sébastien et c’est ma dernière journée icitte. Ouain… à douze ans, quand on a déménagé à Montréal pis que j’ai changé d’école pour au moins la vingtième fois, j’suis rentré dans un gang de rue. C’était la seule façon d’arrêter de me faire niaiser. Pis j’étais tanné d’être pauvre. Avec la gang, on volait des chars pis on vendait un peu de dope. J’avais enfin du cash pour moi. Je pouvais me payer des bons snacks et en donner un peu à mon père pour ses courses. Il était content et il disait qu’il m’en donnerait la moitié quand il gagnerait. Après un bout, la police m’a pogné, ça fait que j’me suis retrouvé ici. Là ça va mieux. Je vais passer des journaux, aider mon père avec ses comptes pis retourner à l’école. J’ai hâte de revoir ma famille pis eux autres aussi ont hâte.
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En cette soirée pluvieuse et froide, Sébastien marche à grands pas dans la rue obscure. Il s’engouffre rapidement dans ce bar où il a passé plus d’une soirée. Il doit faire vite, car il a dit à son amoureuse qu’il sortait quelques minutes s’acheter des cigarettes et il lui a promis qu’il ne jouerait plus. Il s’avance confiant vers la barmaid qui le reconnaît et le salue d’un signe de la tête. Elle lui sert sa bière et lui donne du change. Elle connaît ses habitudes. « Ça va. Ça fait longtemps qu’on t’a vu! » lui dit-elle. Sébastien attrape le rebord de son chandail détrempé par la pluie et lui raconte :
— Ouain… Mon père vient de mourir d’une crise de cœur. Y me manque, ça fait que je vais jouer aux machines à sous. De même, j’me sens proche de lui. J’ai l’impression de le sentir à côté de moi quand j’appuie sur les boutons. C’est fou, mais j’ai même le feeling qu’il me dit de pas lâcher, que la machine va cracher. Avec cet argent-là, j’vas payer mes dettes pis gâter ma blonde.
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Pour la première fois de sa vie, Sébastien avance, incertain, sur le trottoir de ce grand boulevard. Son cœur bat si fort, qu’il a l’impression qu’il va sortir de sa poitrine. Il ouvre la porte dissimulée derrière l’église, la main tremblante. Bien qu’on l’accueille chaleureusement, il est nerveux. Pour se donner du courage, il jette un coup d’œil à son chandail délavé de Superman qu’il a déniché dans une friperie. Machinalement, il saisit le bas de celui-ci et lâche :
Bonjour. Je m’appelle Sébastien et j’suis joueur anonyme. J’ai trente-huit ans, j’ai deux magnifiques petites filles. Y m’a fallu deux séparations, une faillite personnelle et une tentative de suicide pour admettre que j’avais un problème de jeu. Maintenant que je l’sais, j’vais faire l’impossible pour me sortir de là. J’vais l’faire pour moi et pour mes deux filles. Pour pas qu’elles connaissent la pauvreté et pour qu’elles sachent que la vie est là, maintenant. Ça va être difficile, mais même si je l’aime fort, j’veux pas faire c’que mon père a fait toute sa vie.
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Les enfants aiment leurs parents de façon inconditionnelle et marcher en dehors de leurs pas est un véritable défi. Alors, à nous, parents, de nous assurer que ce qu’on leur donne ira dans leur sac à dos plutôt que dans leur valise.
Je souhaite à tous les « Sébastien » de ce monde d’avoir l’humilité d’admettre et la force de s’en sortir.
Isabelle Lord