Le poids de la souffrance
L’industrie de l’amaigrissement a le vent dans les voiles et tout le monde veut sa part du gâteau. Traiteurs convertis en experts en nutrition, amateurs de musculation transformés en coachs/naturopathes/experts de l’entraînement : l’appât du gain transforme qui le veut en magicien. Tous les jours, je reçois des invitations à aimer la page d’un nouvel expert en nutrition ou en remise en forme. Tous me promettent une nouvelle vie remplie d’énergie. Par le biais de LEUR programme, je retrouverai LA femme que j’étais ou celle que j’ai TOUJOURS voulu être. Ils offrent de beaux forfaits, ils font de belles promesses. Grâce à eux, je vais devenir LA meilleure version de moi-même. Je vais sur leur page. Je regarde leur fil d’actualité. Je vois des photos « avant-après ». En furetant, je vois la photo d’une femme (magnifique) en sous‑vêtements. Sous cette image, le texte suivant : « Cette maman de trois enfants, qui travaille à temps plein tout en effectuant un retour aux études, a décidé de reprendre sa vie en main. Elle a enfin gagné sa lutte contre elle-même, contre SA plus grande ennemie. Voilà ce qu’on peut faire avec de la volonté! »
Lutter contre soi, c’est de la violence. Ce n’est pas de la volonté.
J’admire cette femme. Je la respecte. Perdre 110 livres, c’est un exploit. Je connais ces matins où l’on se lève le corps brûlé et où on décide malgré tout de dépasser ses limites. Je connais aussi le chemin qu’elle a traversé et la souffrance qui l’a habitée à toutes les livres qu’elle a gagnées.
Ce n’est pas le manque de volonté qui fait prendre 110 livres.
Pour prendre 110 livres, ça prend beaucoup de tristesse. Ça prend du désarroi, de la colère, de l’épuisement, de l’impuissance et du vide à l’intérieur de soi. Les gens mangent compulsivement parce qu’ils souffrent. Pas par lâcheté ou par manque de volonté.
Avant de s’entraîner six jours sur sept, de mettre les « efforts nécessaires », d’ajouter des graines de chia dans son yogourt sans gras et de « faire preuve de focus et de détermination », il faut comprendre pourquoi on porte notre poids. Il faut panser ses blessures. Il faut guérir. Il faut apprendre l’indulgence envers soi-même et l’honnêteté. Il faut réapprendre à manger par plaisir et recommencer à dessiner des cœurs sur son calendrier. Le bien-être n’est pas généré par des squats et de la sueur, mais par la capacité qu’on a de s’aimer.
Moi, j’ai mangé jusqu’à ce que mon corps n’arrive plus à se tenir droit. J’ai mangé pour combler tout le vide et les deuils qui m’habitaient. J’ai mangé pour étouffer ma souffrance, j’ai mangé pour m’apaiser. J’ai mangé pour arrêter d’avoir mal. J’ai mangé parce qu’on ne m’a pas appris à pleurer. Dégoutée par ma faiblesse et par ce que je devenais, j’ai recommencé le lendemain et le surlendemain. Avec plus de colère, plus de peine, plus de honte, plus de culpabilité, plus de dédain, plus de découragement. Pendant presque trente ans, j’ai tenté de combler mes vides et ma douleur avec la nourriture. Je me suis punie; je me suis détruite. J’ai mangé comme on boit, comme on fume, comme on consomme : pour oublier tout ce qui faisait trop mal à gérer.
Rien à voir avec la négligence et la volonté.
Au lieu d’apprendre à m’aimer, à ressentir ma peine, à l’exprimer, à comprendre ce que je vivais, j’ai lutté contre moi, contre mon humanité, ma fragilité, ma féminité. Depuis l’enfance, chaque livre perdue et chaque livre gagnée est le reflet de ce que j’ai traversé. La première chose que je me dis quand je regarde une femme en surpoids, c’est « Par où est-elle passée? » et pas « Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu manger? » La souffrance ne se mesure pas en calories. La valeur et la volonté d’une femme ne devraient pas l’être non plus.
Janvier, c’est une page blanche, un mois de résolutions. C’est le moment dans l’année où on veut tout changer, où on espère se réinventer, mais pour y arriver pour vrai, il faut d’abord se réparer. Pour une toute petite fois, essayons de mettre toute l’énergie qu’on dépense sur une perte de soi, en véritable amour et en acceptation de soi. Voyons comment notre corps réagira.
Liza Harkiolakis
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