Le souper

Je venais de mettre au four ces fameux petits rouleaux de saumon farci. Vous savez, ceux qui sont farcis, tout délicatement, d’épinards et de délicieux fromage?

Sachant que mon riz d’accompagnement était prêt et que nos rouleaux étaient sur le point d’être cuits, je me mets à dresser nos assiettes de façon nonchalante. « Nos » étant celles de mes enfants et la mienne. Papa a une sortie au restaurant avec des collègues de travail. Le chanceux!

En mettant le riz dans l’assiette de ma fille, mes oreilles se mettent soudainement en « mode alerte ». Des cris stridents retentissent de la chambre. Je me dis qu’il y a certainement quelque chose de très grave qui vient d’arriver. En marchant d’un pas rapide vers la pièce, j’élimine toutes les possibilités : pas de météorite ni d’avion qui aurait pu « crasher », sûrement pas une abeille apparue de nulle part, ni un chat sauvage se pointant le bout du nez à la fenêtre. Arrivée dans le cadre de la porte, je constate la présence de mes deux enfants, dont mon plus jeune qui a pris le jouet de sa grande sœur. Aussi simple que ça. Un geste anodin ayant nécessité un cri fort et presque surnaturel.

Je me dis que ça ne vaut pas la peine d’intervenir puisque tout semble sous contrôle, alors je retourne d’un pas pressé vers la cuisine. J’ai mes assiettes à dresser et mon saumon risque de cramer au fond du four. En me rendant à la pièce principale, je me fais bousculer par la plus grande qui a décidé de fuir son frère pour je ne sais quelle raison. Comme si c’était le temps de faire une course.

Le petit frère bondit vers moi. Je me dis qu’il vient sans doute pour me dire que sa sœur se sauve de lui. Mais non… il se met à beugler : «  J’ai faim ». Pas un petit «  J’ai faim » tout mignon… C’est plutôt un « J’AI FAIM » quasi bestial qui fait en sorte que si je ne le nourris pas à la seconde, il risque de mourir sur-le-champ. Oui, ce genre de « J’ai faim ». Des paroles bien sympathiques pour certains, mais qui prennent un tout autre sens lorsqu’elles durent de longues minutes sans perdre d’intensité. J’ai beau me dépêcher, je ne suis pas une machine. Je propose de prendre quelques crudités le temps que je termine le tout et que j’apporte les plats sur la table.

Je ne le savais pas, mais il s’avère que mes enfants sont peut-être allergiques aux crudités parce qu’à entendre le « Noooooooooooooooooooooooooooooooon » qui est sorti de façon synchronisée, il est clair que c’est malsain pour eux!

Bref, plus je me dépêche à apporter la nourriture sur la table, plus je ressens de pression. Mais, fière de moi, j’y parviens avant qu’ils… se déshydratent.

Le souper va bon train, mais mon plus jeune décide qu’il peut faire deux choses en même temps : manger et dessiner. Je lui donne la permission de faire quelques barbouillages sur du papier pourvu que ça ne l’empêche pas de manger son repas qu’il désirait tant depuis de trop longues minutes. Digne des plus grands dessinateurs, il s’empresse de me montrer l’automobile dernier cri qu’il vient de créer avec des… marqueurs permanents. Désespérément, je regarde sous le papier pour constater de grandes lignes bleues sur ma table de bois. Je m’en veux parce que je n’avais pas remarqué le type de crayons, trop occupée à prendre une bouchée froide de mon riz tout en versant du jus d’orange à la plus grande.

En allant chercher des produits pour nettoyer ma table de ces barbeaux permanents, j’entends un «  Oooooooooups ! » suivi de deux enfants qui rient à chaudes larmes. Je n’ose pas me retourner, mais je n’ai pas le choix. Je constate une grande tache liquide orangée qui, à grande vitesse, rejoint l’autre extrémité de la table pour s’écouler au sol. La chienne, petit bichon de la famille, semble folle de joie et accourt jusqu’au dégât. Ses pattes poilues deviennent comme de petites éponges et amènent le jus d’orange un peu partout sur le plancher.

Comme si ce n’était pas assez, le téléphone se met à sonner. Des vendeurs d’un journal, dont les histoires ne sont pas toujours véridiques, tentent sans doute de me rejoindre pour que j’achète. Pas envie de feindre une raison bâtard, je décide de ne pas répondre et de laisser retentir la sonnerie comme musique de fond.

En quelques secondes, je me retrouve avec une assiette de saumon et de riz à peine touchée, des papiers et des crayons qui s’éparpillent sur la table, une chienne qui court dans la maison avec ses petites pattes oranges, du jus qui s’amourache de mon plancher de bois franc, deux enfants qui crient « Mammmmmmmmmman » et qui bien sûr ne sont plus assis à la table depuis belle lurette (en fait, ils sautent sur le divan!) et des lignes de crayons permanents sur la table.

Je décide de me pincer. Des fois que tout ça serait un mauvais rêve. Je suis peut-être dans une maison en ordre, étincelante de propreté d’où une odeur de lavande émerge des murs. Avec à mes côtés, deux magnifiques enfants qui attendent la réponse de l’autre avant de parler…

Je vous assure que finalement, je suis bel et bien dans la réalité. Je me console en me disant que du saumon, ça se réchauffe bien et que je mériterai, amplement, une petite coupe de vin ce soir.

Kim Racicot



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