Comment vas-tu?
« Comment vas-tu ? » Elle répond tout sourire qu’elle va bien et la conversation se poursuit normalement. Elle sourit, elle est attentive et empathique aux propos de son interlocuteur qui ne lui adresse la parole que pour se plaindre de problèmes et lui demande de trouver des solutions. En dedans d’elle, par contre, c’est le chaos. Mais ça, elle ne le laisse pas paraître.
Plus simple de répondre « ça va » en souriant que de dire que ça fait deux jours qu’elle ne dort pas parce que ses enfants font des terreurs nocturnes et qu’elle doit les consoler au détriment de son propre sommeil. Elle ne dort pas non plus parce qu’il y a des petits rhumes à la maison et que ça se réveille en pleurs à cause d’un mal de gorge ou d’un nez bloqué. À quoi bon aller se recoucher ? Dès que la tête sera sur l’oreiller et que les yeux se fermeront, un « mamaaaaaaan » se fera de nouveau entendre et la tirera du sommeil.
Entre les appels des enfants, elle calcule son budget, trop serré à son goût. Elle est monoparentale et essaie tant bien que mal de joindre les deux bouts en travaillant à temps plein. Elle ne peut pas toujours payer des sorties ou des activités à ses enfants la fin de semaine par manque de budget. Du coup, pour les enfants, leur papa est tellement un meilleur parent qui leur offre mille et une sorties lorsqu’il est avec eux.
Elle calcule aussi le budget pour la nourriture, pour s’assurer que les enfants ne manquent de rien, quitte à se priver elle-même. Elle perd du poids parce qu’elle ne mange qu’un repas par jour, mais personne ne le remarque. Elle est malade, elle est affaiblie, elle est inquiète, mais elle sourit et répond que ça va. Son cerveau roule à cent milles à l’heure et va dans toutes les directions.
Elle console ses amies qui viennent lui raconter leurs gros chagrins d’amour pour des amourettes qui ne durent que depuis quelques semaines. De son côté, son amoureux à elle se bat quotidiennement pour sa vie, mais ça, elle le passe sous silence. La médecine ne peut plus rien pour lui, il attend la fin. Elle essaie de trouver ce qui pourrait renverser ce verdict qu’elle n’accepte pas. Elle espère un miracle qui, elle le sait, ne viendra pas.
Elle écoute les autres parents se plaindre de leurs weekends surchargés alors qu’ils jouent au taxi pour les mille et une activités de leurs enfants et se plaignent de ne pas joindre les deux bouts. Ça coûte cher les activités des enfants, mais ils vont tout de même dans le Sud deux ou trois fois par année. Elle, elle n’a pas pris de vraies vacances depuis des années. Elle les écoute et elle sourit, et compatit avec leur « malheur ».
Elle ne se confie pas et garde tout pour elle. Ses yeux n’ont plus de vie. Elle est cernée, elle est épuisée. Elle calcule sans cesse et essaie de tout régler seule puisque l’aide ne vient pas. Lorsqu’elle pile sur son orgueil et admet qu’elle en a trop sur les bras, son interlocuteur s’empresse de lui dire qu’il changerait bien de vie avec elle question de relaxer parce que sa vie à lui est beaucoup plus chargée. Eux ont raison d’être essoufflés, pas elle. À quoi bon gaspiller de la salive ? Elle n’a pas le luxe de gaspiller quoi que ce soit.
Nous avons tous une personne comme elle dans notre entourage, mais nous ne la voyons pas. Nous la voyons avec des yeux occupés. Des yeux qui ne prêtent pas attention aux gens qui les entourent. Des yeux et des cerveaux trop pressés de retourner consulter le cellulaire parce qu’un texto vient d’entrer ou pour naviguer sur les réseaux sociaux. Si elle ne « poste » pas sa peine sur Facebook, Twitter ou YouTube, personne ne l’entendra. Et même si elle le faisait, est‑ce que quelqu’un y prêterait vraiment attention ?
Pour 2019, je souhaite que nous ouvrions collectivement les yeux. Que nous redevenions humains avec toute l’empathie que ça implique. Que nous prenions le temps de réellement écouter la réponse de notre interlocuteur quand nous lui demandons « comment ça va ? », et que nous décelions si ça ne va pas. Je nous souhaite de nous intéresser aux autres, réellement. De faire en sorte que ces personnes ne soient plus isolées. De faire en sorte que d’autres vies humaines ne seront pas perdues parce que la seule solution perçue est de s’enlever la vie pour que celle‑ci arrête de faire mal.
Eva Staire ….. mais elle ne fermera pas les yeux.