Faire taire les voix

Quand j’étais petite, j’adorais l’été, flâner autour de la piscine, inviter des copines à la maison, manger des pop sicles jusqu’à en avoir la langue de couleur arc-en-ciel. L’été, c’est fait pour rêver, pour avoir des histoires à raconter, pour avoir des souvenirs. Quand on est enfant, l’été c’est l’insouciance, la liberté, la légèreté, comme si rien ne pouvait nous atteindre. Et pourtant…

En remontant le temps, un été m’a plus marqué que les autres ; des images se sont gravées à jamais dans ma tête, un sentiment nouveau m’a habitée, une odeur amer de tristesse et d’incompréhension est restée dans l’atmosphère et la moiteur de cet été. Un énorme nuage gris est passé sur nos vies, un nuage de colère, de douleur, d’impuissance, rempli de pourquoi et de si. C’est cet été-là que j’ai vu mon père pleurer pour la première fois, des larmes discrètes, à peine visibles, comme la rosée du matin sur les fleurs des champs. Cet homme si fort, si sûr de lui, impassible, presque froid parfois. En une fraction de seconde, tout avait basculé. Il voulait nous expliquer, mais ne trouvait pas les mots. Il était sans voix. Aucune explication ne pouvait justifier ce geste. Il venait de perdre son petit frère.

Mon oncle dormait à la maison. Mon père était allé le chercher chez lui plus tôt dans la journée. Il  avait fourré quelques affaires rapidement dans une valise: une brosse à dent, un short et une chemise. Cela ne pouvait plus continuer, il avait besoin d’aide. Même si c’était un adulte, lui‑même père de deux enfants, il n’avait plus la force ni les idées assez claires pour s’en sortir seul. Ce soirlà, pour seule explication, mon père nous avait dit que mon oncle était malade et qu’il devait rester avec nous. Pourtant, avec mes yeux d’enfant, je ne remarquais rien d’anormal. Il ne saignait pas, aucune blessure apparente. Il devait aller chez le médecin le lendemain. Peut-être qu’avec des pilules, il arriverait à calmer ses angoisses et ses terreurs, à guérir, à revivre. En attendant son rendez-vous, il ne devait pas rester seul, c’est pourquoi mon père l’avait amené chez nous. Mon père était patient avec son petit frère. Depuis leur tendre enfance, il se sentait responsable de lui, il devait le protéger, l’aimer et le chérir. Est‑ce une promesse qu’il avait faite à mon grand-père, j’en doute. C’était plutôt un lien fraternel unique entre eux deux.

Le soir venu, je lui ai proposé ma modeste chambre. Il s’est couché dans mon petit lit d’enfant, blotti et recroquevillé sous les couvertures, presque enfoui pour se cacher. Moi, je suis allée me coucher dans la pièce d’à côté, avec ma sœur cadette. Durant la nuit, nous l’avons entendu pleurer, hurler et crier comme un loup solitaire dans la forêt. La forêt qu’il aimait tant. Un long cri de douleur dans la noirceur. Il avait peur, peur des autres, de lui-même. Ce n’étaient pas des cauchemars, pour lui c’était son quotidien, sa réalité. J’ai entendu ma mère se lever sur la pointe des pieds, comme elle l’aurait fait pour nous. Il pleurait, trempé par les larmes, la sueur, transi de peur. Ils chuchotaient. Ma mère l’a bordé et est restée à son chevet le temps qu’il somnole et que sa respiration devienne plus régulière. Moi, je ne dormais pas, j’écoutais. J’ai compris qu’il était vraiment malade, un mal qu’on ne voit pas, un mal qui ne s’explique pas, un mal qu’on ne comprend pas. Un mal qui rongeait son âme, son esprit. Il avait mal dans la tête.

Au petit matin, le soleil brillait déjà bien fort, une belle journée d’été s’annonçait. J’avais hâte de mettre mon maillot de bain et de piquer une tête dans la piscine, car l’été c’est fait pour s’amuser. Nous étions tous installés en terrasse pour le déjeuner. Mon oncle est arrivé, l’air livide, les yeux cernés, fatigué de ne pas avoir bien dormi. Malgré la souffrance qui le dévorait, il nous a souri inconsciemment et s’est assis. En sirotant son café, ses gestes étaient tendus, nous le sentions stressé, inconfortable, mal à l’aise. Il ne cessait de scruter l’horizon, à la recherche d’un indice, de quelque chose, de quelqu’un. Il sursautait au moindre bruit, une voiture qui passait, un oiseau dans le ciel. Il a commencé à dire d’une voix tremblante et de plus en plus inquiet : «  Ils me cherchent, ils veulent m’attraper, ils viennent pour me prendre, ne me laissez pas aller, protégez-moi. » Mais qui ? Il n’y avait personne, que nous, encore en pyjama, marqués par les stigmates de la nuit passée. Mon oncle demandait de l’aide. Je ne pouvais pas en vouloir à mon père de passer du temps avec lui, il en avait sûrement plus besoin que moi. Ses démons le hantaient et le traquaient même en plein jour. Je me souviens de la douleur dans son regard.

Après le déjeuner, il est venu avec nous dans la piscine, sans dire un mot, sans toucher l’eau, il a sauté, comme s’il perdait pied dans le vide. Il est resté de longues secondes sous l’eau, des secondes qui me parurent une éternité. Puis il est réapparu, l’eau ruisselant sur son visage, mi‑homme, mi‑enfant, fragilisé par ce qu’il lui arrivait, mais enfin apaisé. C’est la dernière image nette et précise que j’ai de lui. Ensuite, mon père l’a conduit chez ma grand-mère qui habitait à un kilomètre de la maison. Là-bas, une de mes tantes devait le conduire à l’hôpital pour son rendez-vous. Le garderait‑on sous observation ? Resterait-il là-bas le temps de reprendre ses esprits, le temps de mettre des mots sur sa maladie ? On ne saura jamais, car il ne s’est pas rendu à ce rendez-vous.

Alors que tout le monde était à l’extérieur, prêt à monter en voiture, mon oncle s’est éclipsé, on ne sait pour quelle raison, prétextant une excuse. Peut-être qu’il savait déjà ce qu’il devait faire. Peut-être qu’en passant devant le mur, au-dessus du foyer, il a vu les fusils et tout s’est précipité dans sa tête. Des fusils de chasse bien alignés, bien rangés, comme une décoration, comme une invitation, comme une certitude pour lui. Les voix criaient dans sa tête, l’empêchaient de penser, mais lui ordonnaient d’agir. Mon oncle en a pris un, il était tellement habitué de les manier. Il aurait pu le reposer, mais par malheur, il y avait une douille à l’intérieur, une seule ! Les voix étaient sûrement incontrôlables, impénétrables dans sa tête, il a posé le canon sur sa temple et a appuyé sur la gâchette sans réfléchir, comment pouvait-il avec ce brouhaha, c’était le chaos dans son esprit. Malgré toutes les voix qu’il entendait, il ne pouvait pas mettre de mots sur sa douleur. D’un simple geste fatal, les voix ont éclaté en mille morceaux. C’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour les faire taire, pour les chasser à jamais de sa vie. Il était un chasseur aguerri qui ne ratait jamais sa cible. Il n’a plus jamais entendu de voix à partir de ce moment-là. Le silence… long et lugubre. Le silence, parfois cruel, parfois salutaire. Lui, il voulait juste faire cesser tous ces sons dans sa tête. Il ne souffrait plus.

Pour nous, ce fut une longue détonation, qui a résonné en écho dans la forêt. Les oiseaux ont volé, comme libérés de leurs cages invisibles. C’était une évidence. Mon père a toute de suite compris. Après, il y eut les sirènes, le néant, l’absence, la souffrance, une famille déchirée, qui se demandait encore parfois si on aurait pu éviter l’inévitable.

 

Gabie Demers



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