La journée où j’ai cessé de juger l’avortement

J’ai appris lors de l’échographie de douze semaines et demie de grossesse que pour la deuxième fois, le bébé, le petit être humain qui vivait en moi, avait cessé de vivre deux semaines plus tôt. Encore une fois, j’avais l’impression d’être un cercueil humain. Il fallait qu’il sorte. Je ne pouvais plus supporter l’image de ce petit, trop petit embryon, qui s’était déposé calmement au creux de mon ventre. Ça faisait trop mal.

Le soir, mon médecin de famille (la meilleure au monde) m’a appelée pour avoir de mes nouvelles et m’expliquer les options que je connaissais déjà. Je ne voulais pas, comme la première fois, prendre de médicaments pour expulser douloureusement ce qui restait de mon bébé dans la toilette, pour finalement le flusher comme un vulgaire poisson rouge. Il me restait l’option du curetage. Il y avait quelques jours d’attente à mon hôpital et je devais être sous anesthésie générale. Pour une panoplie de raisons, à ce moment dans ma vie, je voulais que ça se fasse au plus vite et sans anesthésie générale. J’ai donc cherché des ressources qui correspondraient à mes critères.

J’ai finalement trouvé une clinique d’avortement dans un hôpital. J’avais, le lendemain, un premier rendez-vous pour qu’on m’explique la procédure et qu’on évalue mon cas. Ouf! Une clinique d’avortement. J’appréhendais beaucoup. J’allais devoir attendre dans une salle remplie de femmes enceintes qui portaient la vie et qui ne le souhaitaient plus. Moi, je voulais mon bébé plus que tout au monde. Moi, je portais la mort. C’était tellement injuste et enrageant dans ma tête, à ce moment-là.

Le lendemain matin arriva. Comme tout s’était passé rapidement, machinalement, on s’est rendus au rendez-vous, avec notre fils d’à peine deux ans. Évidemment, il était convenu qu’ils m’attendraient dans la salle d’attente ou dans le corridor. Et voilà. C’est exactement à ce moment précis, quand nous sommes arrivés dans la salle d’attente, que ça m’a frappée de plein fouet!

J’ai vu ces femmes. Leurs regards sur mon fils. Leur regard sur mon amoureux, qui était d’un support incroyable. Leur regard d’incompréhension, mais sans jugement, sur ma petite bedaine. J’ai vu un jeune homme fixer mon fils avec tellement de détresse dans les yeux, puis regarder sa blonde avec colère. Tout ça s’est passé en quelques secondes. J’ai dit à mon conjoint de partir plus loin avec fiston, que j’allais l’appeler en sortant. J’ai attendu mon tour. Il y avait un silence dans la salle. Un silence de mort. Un silence, dans lequel personne ne se juge parce qu’on est tous dans le même bateau qui prend l’eau. Ce fut mon tour. J’ai rencontré le personnel. Ils étaient tous sensibles à ma cause, c’était rare qu’ils avortaient la mort. Ils m’ont parlé de deuil, de soutien et ont sauté rapidement les questions du formulaire sur le choix, les options autres que l’avortement, pour ne pas tourner le couteau dans la plaie. J’ai ensuite eu une échographie et le médecin a eu la délicatesse de tourner l’écran hors de ma vue. Il m’a demandé si à l’autre clinique, ils m’avaient donné des photos de mon bébé. Incapable de parler à cause de l’émotion j’ai fait signe que non. Il m’en a imprimé quatre. « Les plus belles », qu’il m’a dit. Il les a mises dans une enveloppe et me l’a donnée pour faire mon deuil quand je serais prête. Il m’a donné l’heure et la procédure pour le lendemain. Je l’ai remercié, puis je suis repartie rejoindre ma petite famille en serrant précieusement mon enveloppe contre mon cœur.

Le lendemain matin, on est retournés à la clinique pour le curetage. On m’a dit que je serais la première à passer. J’ai enfilé la jaquette bleue, j’ai pris le calmant, puis on m’a amené dans une salle où il y avait une série de lits d’infirmerie séparés par des rideaux. Je m’y suis allongée en frissonnant et en flattant ma bedaine bébé trois pour une dernière fois. On a fermé les rideaux. J’étais zen malgré tout.

Les autres femmes sont arrivées à tour de rôle. Je ne les voyais pas, mais je les entendais. Elles étaient nerveuses, elles avaient la voix tremblante, elles pleuraient, respiraient bruyamment, paniquaient et surtout, elles doutaient. Après l’intervention, je suis retournée m’allonger sur mon petit lit. Je les ai entendues être appelées à tour de rôle pour ensuite souffrir et pleurer sans retenue. Ça a brisé encore plus mon cœur déjà brisé. Si je n’avais pas eu si mal, je serais allée les serrer dans mes bras. J’ai réalisé que dans toute mon épreuve, j’étais chanceuse. Jamais je n’aurais pu penser dire ces mots dans ma vie à propos de mes deux fausses couches.

Oui, j’étais chanceuse parce que je n’avais pas à prendre la pire décision qu’une maman peut prendre pour son bébé. Je n’avais pas à décider d’interrompre la vie qui grandissait en moi. J’ai eu une énorme bouffée d’empathie pour ces mamans. Quelqu’un ou quelque chose avait décidé à ma place.

Depuis ce jour, le 30 mai 2013, je ne juge plus les femmes qui se font avorter. Pour subir tout ça, c’est que c’est vraiment la plus difficile, mais probablement la meilleure décision à prendre pour tout le monde à ce moment.

 



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