La Bête

Semaine de relâche. Quelques activités prévues au programme, sans plus. Neuf heures. J’en suis à mon deuxième café. Les filles sont debout depuis un bon moment. Je les appelle mes princesses à pas d’éléphant. « Pourquoi marcher sur la pointe des pieds alors qu’on peut marcher du talon? », me dit toujours l’une d’elles. T’as bien raison, mon Abi. Mais marcher comme un éléphant réveille ton frère qui dort au sous-sol. « La journée appartient à ceux qui se lèvent tôt », qu’elle me dit. Maudit sens de la répartie.

Mon grand pré-ado de fils avec ses bras trop longs et ses jambes dans lesquelles il s’emmêle souvent n’est toujours pas debout. Depuis deux jours, il semble combattre un virus. Mini fièvre, courbatures et grommellements. Pas d’appétit. J’ai trois enfants. J’en ai vu d’autres. Ça ne m’inquiète pas. Pas encore.

Je descends à la tanière de l’ours. La porte de la chambre est toujours fermée Pas un bruit. Je cogne. Pas de réponses. J’ouvre.

– William?

L’odeur d’urine me monte à la tête. Il me faut quelques secondes pour que j’y voie quelque chose. Des rideaux coupe-lumière. C’est ce qui a donné le sens au mot obscurité.

– William?

Ça bouge dans son lit. J’ouvre la lumière. Et je vois.

Mon fils. Il est translucide. Je vois chacune des veines de sa peau. Ses yeux sont ouverts, l’air hagard. Ses cheveux sont ébouriffés. Les draps sont mouillés. Une image incongrue. Je suis Elliot et il est E.T. l’extraterrestre. E.T. va mourir. Mon fils va mourir. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand, mais mon fils se meurt.

Je crie. Je crie à l’aide. Je dis aux filles de réveiller leur père.

– Maman… je ne peux plus me lever… La faiblesse de sa voix. Cette fragilité qui émane de lui. Mon joueur de soccer. William l’Invincible. William qui s’est appelé William pour William Wallace dans Braveheart. Il ne m’a jamais paru si petit, si vulnérable.

Cent-vingt km plus tard, nous sommes au Childrens Hospital. L’homme à la guérite du stationnement. Je m’en rappellerai longtemps. L’effroi et l’inquiétude dans ses yeux lorsqu’il a regardé mon fils. Rien de rassurant, mais il me valide. Mon garçon ne marche plus. L’homme court nous chercher une chaise roulante. Et comme dans les films, je cours à l’urgence, car le temps joue contre moi. Contre lui. Contre nous.

Infirmières, triage, médecin. Il est placé en observation dans une unité qui déborde. Mon garçon ne résiste en rien. Complètement apathique. Ne parle que pour se plaindre de maux de tête. On soupçonne une influenza sévère, courante à ce temps-ci de l’année. Bien sûr, on se trompait.

On lui administre par voie intraveineuse un médicament contre les migraines. Ça assommerait un cheval, qu’on me dit. Le cheval ne s’assomme pas, bien au contraire; il devient plus agité, se tenant la tête avec les deux mains. Il pleure, il gémit. Plusieurs heures passent. Son état se détériore. On poursuit les recherches. Je tiens la main de mon fils. Je lui parle doucement. Les lumières sont maintenant fermées, car il ne les tolère plus. Ce sera une journée de pénombre tout comme elle a commencé.

C’est bientôt la nuit. L’ange blanc arrive, se présente. Une belle médecin blonde. Elle n’aime pas la raideur dans la nuque de mon fils. Peu probable que ce soit une méningite, mais on doit éliminer la possibilité. Virale : on ne s’inquiète pas. Bactérienne : on peut en mourir et le temps compte. Décharge signée s’il reste paralysé, pardonne-moi mon fils, ponction lombaire avec une aiguille trop grande, trois infirmiers pour l’immobiliser, un sédatif et moi qui lui tient la main. On aura le résultat dans deux heures. Deux heures maximum. Deux heures qui peuvent tuer mon fils ou non. Deux heures, le temps d’un film dans lequel se joue un drame où il est le héros.

Je suis tellement fatiguée. William dort enfin. Moins agité. Il est tellement beau. L’ange blanc se présente à nouveau. Méningite bactérienne à méningocoque. On doit agir vite. Un antibiotique lui est à nouveau donné par voie intraveineuse. On augmente le dosage, car il reste peu de temps pour combattre la bête. Son cerveau est compressé par ses méninges. Il est fatigué. On nous isole dans une pièce fermée toujours à la pénombre. William est contentionné aux poignets afin de l’immobiliser. Le bruit des moniteurs me rassure. Même saccade. Je me dis que ça y est. Ça va aller. On est sauvés. Je ne me suis jamais autant trompée dans une journée.

Je somnole. Mon fils s’agite à nouveau. Il veut défaire ses contentions. Les chiffres sur le moniteur cardiaque s’emballent tout comme mon garçon. « Ma tête, maman, ma tête », qu’il me chuchote. Il pleure. J’ouvre la porte, crie aux infirmières qui sont au poste à côté et là, presque tout s’arrête.

On me met dans un coin. Je me rappellerai aussi du mur froid que je sens dans mon dos, de la cohue dans cette petite pièce, des infirmières et des médecins qui y sont entrés en trombe. Je n’existe plus. D’où je suis, je ne vois plus mon fils entouré par tout ce personnel médical. Je n’entends pas leurs mots. Je ne vois que le moniteur et les chiffres qui augmentent, son rythme cardiaque et cette ligne qui se hachure.

Puis il n’y a plus rien. Plus de chiffres sur le moniteur cardiaque. Plus de ligne hachurée. Qu’une ligne blanche linéaire. Plus de petit bonhomme dessiné a la craie que je regardais enfant à la télévision les samedis matin. Nous sommes au Childrens Hospital et mon fils de douze ans vient de mourir.

Le choc a probablement été trop violent. De cela aussi, je m’en rappellerai. J’ai quitté mon corps. Je flottais au-dessus de lui. Je sais, ça parait complètement dingue. J’ai même hésité à vous le partager. Mais c’est l’histoire de mon fils et indirectement la mienne. J’ai vu mon fils étendu dans le lit d’hôpital et toutes ces petites abeilles s’affairant autour de lui. Ils tentaient de le réanimer. Je me sentais tellement sereine. Envahie d’une plénitude à laquelle je n’ai plus jamais goûté. À ce moment-là, j’ai probablement croisé l’âme de William. Je ne l’ai pas supplié de revenir. Je ne lui ai même pas parlé. Je ne faisais qu’observer.

Retour brutal dans mon corps. Le mur est trop froid. Je ne sais pas combien de secondes ou de minutes se sont écoulées. Je suis peut-être revenue au même moment que mon fils est revenu habiter son corps. Au même moment qu’il a repris vie, tout comme les chiffres et la ligne. Je ne le saurai jamais.

Bien plus tard, j’ai appris que le dosage de l’intraveineuse avait créé la crise cardiaque. Bien plus tard, après plusieurs jours, nous sommes revenus à la maison. Bien plus tard, des enseignants ont tenté de reprendre l’école avec William à la maison. Pas si tard : nous savions qu’il n’y aurait pas de reprise scolaire pour mon garçon dans l’année. Les maux de tête demeuraient accaparants et la lente, mais certaine dépression allait hanter mon fils pendant plusieurs mois.

Je n’aborderai pas les mois qui suivirent en détail. Tout cela est encore douloureux même si cinq années sont passées. La récupération fut longue. William était un joueur de soccer émérite. Un athlète. Toute son identité tournait autour du sportif qu’il était et qui maintenant, avait de la difficulté à marcher. Les amis vinrent au début et s’en retournèrent bredouilles avec leurs ballons de soccer. Ses sœurs étaient inquiètes. Papa prit soin davantage de ces dernières et moi de mon aîné guerrier.

Cinq ans sont passés presque jour pour jour maintenant. William, j’ai écrit ce texte pour toi. Car tu es une inspiration, un modèle de résilience, un combattant. Tu as su te relever malgré que tu sois tombé au combat. Tu as vaincu la Bête avec l’aide d’un personnel soignant et dévoué. Tu as aujourd’hui dix-sept ans et bien plus que la Vie devant toi. Tu en fais partie de cette vie, mon garçon. Tu deviendras un excellent policier malgré quelques maux de tête avec lesquels tu devras toujours composer. Tu continueras le soccer avec tes amis comme tu le fais déjà. Tu aimeras ton amoureuse plus fort que tout. Tu demeureras ce beau jeune homme sensible, mature et intrépide que tu es. Tu réaliseras tes rêves, des plus petits aux plus fous. Et surtout tu n’oublieras jamais d’où tu viens et ce qui s’offre maintenant à toi. Moi, je n’oublierai jamais. Je t’aime, fils.

http://fondationduchildren.com/

Méningite

Isabelle Bessette

 



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