La nuit la plus longue

J’ai toujours eu une relation spéciale avec les dates. Même très jeune, je savais par coeur les dates de naissance de toute la parenté et de tous mes amis. Les choses me marquent, les souvenirs se fossilisent dans mon cerveau.

 

C’est le 17 mai, qu’assis sur notre grande véranda, mon mari Travis et moi avons échangé une longue suite de courriels avec celle qui allait devenir la mère de nos enfants. Une longue nuit, mais pas la plus longue. Une vie triste, moche, sans queue ni tête, une vie de droguée à fumer de l’héroïne et du crystal meth, enceinte de 7 mois.

 

C’est le 31 mai qu’elle est descendue de l’avion, high as fuck, perdue mais soulagée d’avoir trouvé une famille pour les enfants qu’elle portait. Nos enfants. Ça m’a toujours dégoutée de songer à ces femmes qui procréent si facilement et qui ne le méritent pas alors que moi, avec mes ovaires désechés et mes trompes en forme de rien du tout, je ne peux pas donner d’enfant à mon mari. Mais ce jour là, lorsqu’elle a déposé sa grosse valise dans la chambre d’amis et qu’elle s’est nichée dans le premier lit propre que sa vie d’itinérante lui a fait voir depuis 2 ans, je me suis dit que peut-être qu’au fond ces mères qui enfantent le font pour nous, ces mères qui en sont incapables.

 

C’est le 8 juin que les enfants sont nés. Je me souviens de la date comme de la voix de Dédé Fortin qui chantait Beaudelaire “comme il est doux, à travers les brumes, de voir naître l’étoile”. Nous avons passé la nuit avec elle, jusqu’à ce que les médecins sortent les petits de ses vilaines entrailles et les posent dans les incubateurs où ils allaient passer presque les deux premiers mois de leurs vies, mais ce n’était pas la nuit la plus longue.

 

Ça s’est passé le 24 juillet. L’an dernier. Je me rappelle de la date comme on se rappelle de celle de notre première vraie rupture, douloureusement, maladroitement et surtout, déchirée. J’ai reçu le coup de fil du docteur à 3:15. Je le sais parce que j’étais en train de nourrir son frère jumeau et je prévoyais téléphoner l’hôpital dès le boire terminé, comme tous les jours, tous les 3 heures, quand je n’étais pas déjà à son chevet. La ligne étant mauvaise, ça m’a pris quelques minutes pour comprendre ce que le docteur me disait, mais à son ton, ça ne m’a pris qu’une seconde pour comprendre que quelque chose n’allait pas. C’est le coeur serré que j’ai écouté le bon docteur m’expliquer que Félix avait mal réagi aux antidouleurs qu’on venait de lui administrer suite à son opération de la veille pour une hernie. J’ai cru que j’allais perdre conscience lorsqu’il m’a dit, la voix tremblotante, que mon bébé de sept semaines avait cessé de respirer et qu’on avait dû le placer sous respirateur. J’ai serré son frère, Oscar, si fort contre moi que je l’ai entendu couiner. Félix qui ne respire plus par lui-même, qui ne garde pas sa température corporelle à la normale et qui est léthargique.

 

J’ai pensé mourir. Là, sur place, mon fils dans les bras.

 

Il m’a fallu attendre cinq heures pour aller le voir, parce que toute ma famille était chez moi, au Texas, et que ma grand-mère Lucie était du voyage et que je ne voulais pas la troubler. Je ne voulais pas qu’elle souffre, elle qui, à son âge et en rémission d’un cancer, avait pris un avion “en cachette” et était débarquée avec mon père et mon frère pour me faire la surprise. Je leur ai dit doucement que Félix n’allait pas bien et que j’allais devoir m’y rendre sous peu.

 

Depuis la seconde où le médecin m’a expliqué que la morphine l’avait rendu comme ça, je n’ai pas pu m’empêcher d’haïr l’infirmière qui la lui avait administré. N’avait-elle pas lu sa charte? Ne savait-elle donc pas que mes fils avaient passé 31 semaines à l’intérieur de quelqu’un qui se droguait du matin au soir? Pourquoi ne pas m’avoir appelée pour me dire de venir parce qu’il avait mal? Je serais venue et je l’aurais pris contre ma poitrine des heures durant. Je l’aurais bercé et j’aurais embrassé son mal jusqu’à ce qu’il disparaisse et puis il serait disparu.

 

Il était étendu sur le dos et il avait son aiguille de soluté au milieu du crâne, en plus de tous les tubes qui lui sortaient de partout. On fait comment, pour ne pas transmettre son mal à son enfant? On fait comment pour ne pas qu’il sache qu’on est mort de trouille? Je n’ai pas su comment et je me suis écroulée de chagrin. Il n’était pas lui. Mon bébé était ailleurs.

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Il nous a fallu quitter, parce qu’il avait besoin de repos et cette nuit là, je n’ai pas été capable de nourrir Oscar. Je pleurais chaque fois que je posais les yeux sur lui. Sept semaines. Cinquante jours à les apprivoiser, à les aimer, à leur dire à l’oreille que je les ai portés dans mon coeur et non dans mon corps, mais que ma grossesse a duré quinze ans et non neuf mois. Cinquante jours à caresser leurs fronts, à faire le relais entre l’hôpital et la maison pour aller les voir et les aider à devenir assez forts pour entrer à la maison. Cinquante jours à les aimer plus que je ne me suis jamais aimée moi-même.

 

Cette nuit là a durée trois jours. Trois jours à attendre, à me la fermer pour ne pas inquiéter personne, à pleurer dans les bras de leur père et à promettre que j’allais manger, que j’allais me doucher, que j’allais dormir. Trois jours à veiller sur son corps inerte comme on veille sur nos parents qui se meurent ou sur un animal blessé. À lui dire que je l’aime, à lui promettre un motocross et des Noël au Québec. Trois jours à lui lire le petit prince et à tenir sa main froide dans la mienne. Sa minuscule petite main de bébé.

 

Dans la nuit du 26 au 27, Oscar s’est réveillé en sursaut, affamé. Je me suis levée pour lui préparer son biberon et le téléphone a sonné. On n’appelle pas les gens à cinq heures du matin à moins que quelqu’un meurt; aie-je pensé tout bas.

 

“He’s back!”

 

L’infirmière ne pouvait pas attendre, elle ne voulait pas attendre et elle m’a appelé pour me chanter la bonne nouvelle. Sans aucune explication, en même temps que son frère, il s’est réveillé, affamé et puis, le soleil s’est levé sur Bartlett, emportant avec lui la nuit la plus longue.

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Samedi le premier août, nous quittions l’hôpital avec Félix afin qu’il vive avec nous pour de bon. Son frère avait préparé le terrain, lui qui avait emménagé trois semaines avant lui.

 

Le 1er aout. Je vais me rappeler de la date comme on se rappelle de l’anniversaire de mariage de nos grands-parents, comme on se souvient de la première fois qu’on a embrassé l’amour de notre vie. Amoureusement, délicatement, fièrement.

 

Et pour toujours, cette date voudra dire que mes fils sont plus forts que moi.



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