Peine d’amour

Métro Strasbourg Saint-Denis, en juin. Il fait chaud. L’air est lourd et ça pue. Mon énorme sac à dos m’écrase les épaules et les gens me bousculent, irrités que je reste plantée là. Trois minutes auparavant, tu étais ici, avec moi. Pendant une heure, tu m’as cassé les oreilles avec tout ce que je devais faire et ne pas faire pendant mon voyage. Je te regardais, souriante et un peu exaspérée. Tu avais l’air content, mais inquiet pour moi.

« Ah! Pis en arrivant au port, il va y avoir plein de gens qui vont t’offrir des chambres d’hôtel, fais pas ton épaisse, là. Paye pas plus que quinze dollars pour une nuit. Dors avec ton passeport. Pis sors de Plaka avant 19 h. Mêlée comme t’es, tu seras pas arrivée à l’auberge avant 21 h anyway. Oublie pas de… » « C’est correct, là, j’pense que t’as fait le tour. Je vais manquer mon vol si ça continue. » On s’est embrassés et tu es parti. Après quelques pas, tu t’es retourné et tu m’as souri.

Plantée dans l’escalier qui descendait vers le métro, j’ai eu un grand vertige. Ta silhouette s’est mêlée à celle des passants et je t’ai perdu de vue. On ne s’est plus jamais revus. Tu es mort dans un accident d’auto. Mort au même endroit où tu m’avais dit d’être prudente sur la route. Des fois, quand tu me manques pis que j’ai trop de peine, je te trouve cave de pas avoir suivi ton propre conseil. Conseil de marde pis frère de marde, que j’me répète dans ma tête.

Je rêve souvent à toi. C’est toujours la même chose. Je suis dans l’escalier du métro et je te regarde t’éloigner. Je crie ton nom, mais tu ne te retournes pas. Plus tu avances, plus j’ai de la misère à respirer. « ARRÊTE ! Reviens! Reste! Une minute… juste une minute. » Je me réveille en pleurant. C’est toujours la même fin. Tu me manques tellement.

Enfants, on s’est chicanés, obstinés, battus pis tellement tapés sur les nerfs. J’étais la petite sœur gossante, toi le frère pas très patient. Je me souviens des claques que tu m’as ramassées, des fois où tu t’es fait chicaner à cause de moi. Je me souviens des jeux niaiseux qu’on inventait, des fous rires qu’on avait. Il y a des fois où j’en avais mal au ventre tellement je riais. Le soir, quand tu étais triste ou anxieux et que tu n’arrivais pas à dormir, tu venais dans ma chambre. Tu t’assoyais par terre à côté de mon lit et tu m’écoutais te raconter des histoires. Tu souriais. Je me souviens de toi qui m’attendais à l’aéroport la première fois que je suis allée à Paris. Tu portais un béret noir et tu t’étais cousu une baguette de pain en dessous du bras pour me faire rire. Les gens te regardaient bizarrement. En te voyant, j’ai éclaté de rire. Et après, j’ai pleuré tellement je m’étais ennuyée. « T’es conne !» que t’as lancé, visiblement ému toi aussi. Tu étais ma maison, mes racines, ma pas-vraiment-douce moitié.

Vingt ans plus tard, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi les gens comme toi viennent avec une date d’échéance. J’ai l’impression qu’au fond de vous, vous le savez et c’est pour ça que vous êtes différents des autres. Je suis reconnaissante d’avoir eu la chance de grandir avec un frère comme toi à mes côtés. Tu étais quelqu’un d’extraordinaire. Si intelligent. Si sensible. Si doué.

Si je pouvais revenir en arrière, je te dirais plus souvent que je t’aime et je te dirais de ne pas y aller. Sur cette île-là, dans cette auto-là, avec cette fille-là. Si je pouvais te parler aujourd’hui, je te parlerais de ma fille, je te dirais qu’elle te ressemble, qu’elle a ta sensibilité et qu’elle aime les avocats, comme toi. Je te dirais aussi que tu me manques beaucoup. Dans une autre vie, j’espère qu’on va se retrouver et se reconnaître. C’est la seule chose qui me console. Tu es ma plus grande peine d’amour. Tu es mon vide qui ne s’est jamais comblé.

Liza Harkiolakis

 



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