La pire journée de ma vie
Il y a huit ans, lors de mon anniversaire, je marchais dans la neige avec mes souliers bruns disparaissant sous les flocons. Mon manteau entre-ouvert laissait sortir ma grosse bedaine.
Je me souviens encore de ce bel homme, qui fixait mon gros bedon rond, me disant à quel point je portais bien la vie.
Juste cette petite remarque me fit sourire. Oui, je portais la vie. J’allais bientôt la donner aussi. Mon corps avait changé, je savais que le grand moment arrivait. Ce jour-là, je célébrais mon vingtième anniversaire.
Deux jours plus tard, pendant l’émission Le Banquier, je serrais les dents, j’étais nerveuse. Ce soir-là, Daphnée n’avait pas gigoté, pas plus qu’elle ne m’avait fait sentir sa présence depuis quelques heures. Elle devait dormir. Elle devait faire ses forces pour sortir, pensais-je…
Quelques heures plus tard, les contractions se firent sentir. Mon petit poisson voulait sortir, mon cœur se réjouissait. Par contre, je fus inquiétée des écoulements sanguins.
Sur la route, je pensais à l’émission Les poupées russes que j’écoutais, il y a plusieurs années. Le premier épisode était tragique, la maman mourrait en donnant naissance.
J’ai repensé à ça puisque sans le montrer, je savais que ce qui arrivait n’était pas normal. On ne fait pas un chemin en sang sans comprendre qu’on s’en va accoucher. Il y avait quelque chose, mais ce n’était pas normal. Je voyais peut-être l’évidence, mais je ne voulais pas la réaliser.
Je me souviens encore du regard des infirmières qui tentaient de fuir le mien quand elles cherchaient le petit cœur de ma fille qui ne faisait pas entendre ses battements. Pas plus qu’on ne voyait de petits mouvements de son corps.
Je devais comprendre et accepter; je m’apprêtais à donner la vie à un être qui n’en voulait pas.
À peine cette nouvelle entrée dans ma tête, j’allais à la salle de bain. On m’avait installé un soluté au poignet droit. Je le cognais contre le mur, je voyais l’aiguille entrer dans ma veine, mais la douleur ne se rendait nulle part. La détresse de mon corps était si élevée, je n’y comprenais rien.
Je demandais de sortir Daphnée de moi, comme si j’avais besoin de la voir pour assimiler ce drame. Il y avait un silence morbide dans cette salle d’accouchement. Un silence que personne ne veut entendre.
Daphnée ne poussa pas de cri, pas plus qu’elle ne se mit pas à bouger. Le docteur l’a prise et m’a dit : « J’aurais tellement espéré m’être trompée… »
Que faire avec son corps… ?
Les questions se multipliaient dans ma chambre. Je n’entendais pas. J’étais dans un monde parallèle. J’avais été appelée par le bonheur, et l’enfer avait pris sa place.
Je n’ai pas voulu prendre Daphnée. Pas plus que je n’ai voulu toucher ses petites mains froides. Elle était dans la même pièce que moi. Je sentais sa présence physique, mais je ne sentais pas sa vie. Je sentais sa mort, son absence.
Les jours suivants ont été très pénibles. Je l’ai tant priée. J’ai tellement cherché un coupable… Je me suis demandée si c’était ma faute. Ma fille n’avait connu que sa maman et elle avait déployé ses ailes sans même connaître la vie.
À partir de ce 23 novembre, mes jours n’ont pas eu le même goût. Le bonheur n’a plus jamais été pur.
Daphnée m’a tout de même envoyé de l’espoir, car un an moins neuf jours plus tard, arrivait Lily-Rose dans nos vies. Lily n’a pas remplacé Daphnée dans mon cœur. Elle a tout simplement réconcilié mon cœur de mère avec cette vie si chienne qui m’avait enlevé mon bébé.
Daphnée est partie. Je pense à elle chaque jour. Je ne ferai jamais mon deuil et je ne comprendrai jamais son départ. J’ai appris à vivre avec son absence.
Parfois je me plais à penser qu’un jour, nous discuterons, elle, moi et ses jeunes sœurs qui n’ont pas eu le bonheur de lui parler ni de la connaître.
J’aime penser que Daphnée a diminué chacune des épreuves de ma vie. C’est ça, avoir un ange qui veille sur nous.
« Daphnée, sur ma peau ton nom est encré. Dans mon cœur, tu y es entrée et jamais je ne te laisserai t’en évader. Joyeux anniversaire joli petit poisson. »