Quand vieillir tourne au cauchemar…
J’ai déjà écrit un texte intitulé Papi a les idées qui se mélangent dans sa tête. J’y ai décrit mes premières visites dans un centre spécialisé pour la démence sénile, où je suis allée visiter mon précieux grand-père plusieurs fois.
Cette année, mes visites ont commencé à s’espacer… Je pourrais me justifier en disant que j’étais trop prise avec un déménagement, ou que mes trois enfants prennent tout mon temps, ou que j’ai travaillé beaucoup d’heures… mais je ne tomberai pas dans ces justifications vides de sens. Je serai honnête avec vous, comme je l’ai toujours été. La vraie raison qui m’a poussée à espacer mes visites, c’est tout simplement que je n’ai plus la force de le voir se ternir à chaque fois.
La semaine dernière, j’ai profité d’un après-midi avec ma mère pour aller le visiter avec elle. Dans la voiture, elle a tenté de me prévenir que son état s’était vraiment détérioré dans les dernières semaines… Elle a tenté de me prévenir du choc que ça allait me causer. Mais moi, orgueilleuse comme mille, je me suis prétendue plus forte que ça. J’ai fait la sourde oreille…
Après avoir passé par les portes verrouillées, entré le code pour avoir accès à l’étage et traversé le couloir gardé par le vigile de sécurité, j’étais encore en zone connue. Ces accès sécurisés servent à garantir la surveillance des personnes âgées qui sont agitées, perdues et qui tentent de se sauver pour retrouver un chez-soi qui n’existe hélas plus depuis longtemps. Je comprends tout ça.
Arrivées dans le salon principal, ma mère me pointe la file de chaises berçantes alignées devant un téléviseur. Elle me signale que mon grand-père est assis dans la dernière chaise, tout au fond. J’ai beau me rapprocher, m’avancer et le scruter, ce vieil homme devant moi m’est totalement inconnu… Sans aucune exagération, je peux jurer que sans l’insistance de ma mère, je ne l’aurais jamais reconnu. Ça me fait du mal de l’avouer. Il a perdu beaucoup trop de kilos et son squelette est bien apparent. Ses cernes noirs sont tellement prononcés qu’on ne perçoit plus aucune lumière dans son regard…
En s’approchant, ma mère sursaute en voyant son visage, et ses yeux se remplissent de larmes. Elle n’arrive pas à contenir son émotion et c’est en m’approchant que je comprends pourquoi… Le visage de mon grand-père est déformé par une cicatrice qui le traverse d’un bout à l’autre. Une dizaine de points de rapprochements tentent de la refermer. Ma mère ne gère pas son émotion, et moi, je ne sais plus où me mettre.
On tente tant bien que mal de savoir ce qui s’est passé. On se dirige vers les quatre préposées de l’étage, qui sont assises à une table en train de jouer aux cartes. Aucun signe de compassion. Une femme passe devant nous et on remarque tout de suite à son badge qu’il s’agit de l’infirmière. Ma mère lui demande simplement ce qui s’est passé, en pointant le visage de son père. L’infirmière nous répond sèchement qu’elle n’a pas que ça à faire et qu’elle a déjà laissé un message sur le répondeur de la personne de référence au dossier. Aucune compassion.
Mon grand-père ne cesse de se taper sur les hanches. Moi, je ne comprends pas pourquoi il répète ce geste. Puis, en m’approchant pour le rassurer, je constate qu’il est attaché à l’aide d’un ceinturon à la chaise berçante. Je constate du même coup que toutes les personnes âgées sont attachées dans leurs chaises. Les préposées, quant à elle, continuent leur partie de cartes.
Je le détache pour l’amener marcher un peu, en ignorant le fait que son pantalon est imbibé d’urine. L’une des préposées nous lance qu’il était trop agité aujourd’hui. Pas le choix de l’attacher.
Une autre préposée se lève et commence à distribuer des collations. Elle perd patience et crie sur mon grand-père qui a tenté d’agripper une collation dans le chariot, sans demander la permission. Elle crie sur lui, le doigt en l’air, comme une vieille femme gronderait son chien. Aucune compassion. Je me sens moi-même intimidée par l’agressivité de son ton, contrairement à ses collègues qui restent bien assises et semblent trouver cette scène tout à fait normale.
Je suis choquée, outrée, insultée pour lui. Pour eux tous. Mais j’ai une boule d’émotion qui m’empêche de dire quoi que ce soit… Ma mère n’a pas su contenir ses larmes depuis le début de la visite et tente simplement de le distraire de son mieux. Il insiste pour garder la collation qu’il a réussi à subtiliser et la préposée le menace de le rattacher s’il n’écoute pas ce qu’elle dit. Elle se tourne vers nous et nous explique qu’il est vraiment trop agité aujourd’hui, comme pour justifier son propre comportement.
J’ai intitulé ce texte-ci « Quand vieillir tourne au cauchemar ». Parce que selon moi, si une personne est négligée, attachée, menacée, affamée et blessée, c’est bien ce que c’est : un cauchemar. On ne traiterait jamais un chien comme ça. Jamais.
Le lendemain, le CHSLD appelait pour annoncer que dorénavant, mon grand-père serait attaché en tout temps, pour sa propre sécurité. Et comme il souffre d’une maladie qui cause la détérioration de ses capacités mentales, il n’aura jamais droit à une aide médicale à mourir.
Il vivra dans ce cauchemar, attaché, en attendant sa propre mort, sans aucune possibilité de mettre fin à tout cela. Sans aucun contrôle sur sa maladie, ni sur sa vie, ni sur sa mort. Et nous, on doit le regarder mourir, attaché à un lit, en espérant qu’un virus l’emporte rapidement. Parce que si une simple grippe pouvait abréger ses souffrances, je serais prête à le contaminer moi-même. Ce n’est pas une belle vie. Ce n’est pas une belle mort. La prochaine fois que je le verrai, il sera endormi et paisible dans son cercueil. Et avec tout mon amour, je me donne le droit d’espérer que ça arrive plus tôt que tard.
Joanie Fournier