J’ai envie de percuter un enfant
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« J’ai envie de percuter un enfant ». C’est ce que je pense qui traverse l’esprit des gens qui circulent à haute vitesse lorsqu’ils croisent ma route. Moi, l’éducatrice qui marche sur le bord de la rue avec à ma charge six bambins. Moi qu’ils décoiffent avec leurs vitesses excessives qui nous aspirent dans leurs courses folles.
À toi le coureur automobile des quartiers tranquilles. À toi qui ignores qu’un enfant peut être plus rapide que toi et te déjouer dans tes anticipations. Pourquoi ne ralentis‑tu pas ta cadence? Lève‑toi plus tôt si tu es toujours en retard. Achète‑toi une montre. Mets l’alarme sur ton cellulaire. J’ignore la raison qui fait que tu dois circuler aussi rapidement, mais de grâce, ralentis un peu lorsqu’il y a des enfants sur ta route.
Un enfant, c’est soudain. C’est imprévisible. Ça surprend. C’est curieux. C’est tout à la fois sauf ce que tu crois, ce que tu t’imagines lorsque tu roules à nos côtés.
Je ne sais pas ce à quoi tu penses assis dans ton bolide, derrière ton volant à t’imaginer être seul au monde. À t’imaginer sur une piste de course. Tu te crois assurément rebelle. Tu crois me faire peur. Eh bien oui, j’ai peur. Peur que tu percutes un enfant.
J’ai appris depuis belle lurette aux enfants que je garde ainsi qu’à mes propres enfants à être visibles pour les conducteurs. À regarder à gauche et à droite lorsque l’on se balade et que l’on doit sortir de la cour ou traverser la rue. À être attentifs aux bruits des voitures. À jouer à la statue lorsque l’on croise une voiture. Qu’il y a des endroits pour courir et avoir du plaisir et que non, ce n’est pas la rue. Que nous partageons cette voie avec des autos, des camions, des bicyclettes et d’autres marcheurs. Qu’il y a un côté de la rue pour se rendre au parc et le côté des boîtes aux lettres lorsque l’on revient.
Imagine un instant que la main d’un enfant se détache de la mienne pour se retourner vers le vrombissement de ton auto et que cet enfant s’avance de deux petits pas vers toi et… ça pourrait être ce moment. Ce moment où ta vie prendra tout un virement. Un 180 degrés autant sur la chaussée que dans ta vie. Un 180 degrés qui ne pardonnera jamais. Qui te poursuivra. Te talonnera dans le pare‑chocs de ta destinée. Te poussera à ne jamais oublier. À poursuivre ta vie en ayant soustrait celle d’un autre. Qui sait?
C’est vraiment horrible ce que je vais te raconter, mais c’est ce que je crains toutes les fois où tu circules en m’ignorant. En nous ignorant tous et toutes, ceux et celles qui poussent notre progéniture dans une poussette. Qui tiennent par la main de petites vies animées par la curiosité.
Mais toi. Comment te dire? Malgré ton permis de conduire en poche, tu n’as pas compris que ta liberté de conduire pouvait s’arrêter brusquement? Ne pas ralentir lorsqu’il y a des enfants à proximité, c’est un peu comme se donner le droit de tout perdre.
As-tu pensé deux secondes au bruit d’un impact avec un petit bambin sur ta voiture? Ta si jolie bagnole. Un son que tu entendras toute ta vie par la suite, j’en suis convaincue. Un son qui te fera beaucoup moins vibrer que le bruit de ton moteur. La sensation de l’impact dans tes mains sur le volant? Le cœur qui doit certainement s’arrêter le temps que ton esprit assimile ce qui vient de se passer. Le frisson qui te traverse l’échine? La peur de regarder dans le rétroviseur et de voir la torpeur dans les yeux de l’adulte qui tenait la main et qui, maintenant, tient le vide. Le vide de sa vie. Le cri strident qui doit assurément suivre. Tu sais, celui qui vient du cœur, qui vient du ventre, qui vient de l’épouvante d’avoir perdu l’essentiel? La loi à laquelle tu devras faire face. Y as-tu pensé? Poursuis ta route de façon démesurée et peut-être n’auras‑tu pas besoin d’y penser, mais tu le vivras éternellement.
Moi, j’ai peur. Peur que tu croises ma route et que ça nous arrive. Derrière ma poussette, malgré mon expérience d’éducatrice, de maman, je ne suis pas invincible comme toi. J’ai à cœur la vie d’autrui.
Je sais qu’un coureur automobile des quartiers tranquilles ne lira pas cette missive. Mais toi, le parent d’un invincible, le témoin d’une course dans les rues de ton quartier, le voisin d’une Formule 1, c’est aussi un peu de ton devoir d’aviser une inconduite. De sensibiliser lorsqu’une conduite est imprudente. On le dit tous : « Les policiers ne sont jamais là au bon moment ». Ils ne peuvent malheureusement pas être là, tout le temps, au bon moment. Mais nous oui. Veillons tous ensemble sur l’innocence qui peut nous échapper des doigts, en deux secondes. Veillons sur les enfants en bordure de chemins, sur les trottoirs, aux traverses piétonnières.
J’ai écrit ceci pour les enfants, pour nous les adultes, les parents au cœur prudent et bienveillant, ainsi que pour les coureurs des quartiers tranquilles. Si nous pouvions nous épargner un bête accident aux lourdes conséquences résultant d’un manque de jugement…
Mylène Groleau