Quand tu étais petite, tu m’as chié dessus des dizaines de fois.
Quand tu étais petite, tu m’as chié dessus des dizaines de fois. J’ai passé des mois à sentir le lait prédigéré parce que tu régurgitais plus que tu buvais. J’ai usé mes planchers et mes dessous de pieds à force de te promener en chantant « Partons, la mer est belle » : c’est tout ce qui arrivait à calmer tes coliques et tes angoisses.
J’en ai passé, des nuits blanches à te bercer. Parfois parce que j’étais incapable d’arrêter de t’admirer. Parfois parce que tu faisais le party. Parfois parce que je ne pouvais cesser de m’inquiéter ou de me torturer.
J’en ai passé, des journées complètes au téléphone et sur Internet, à essayer de trouver LA personne qui allait m’écouter et me croire, à chercher LA ressource qui comprendrait jusqu’à quel point on était à bout. « Ben non madame, une petite fille de cinq ans, ce n’est pas violent ». Et les vingt-cinq ecchymoses qu’elle m’a faites sur les avant-bras, sans compter les cheveux arrachés, la dent cassée, le cœur écrabouillé… « Vous faites ce qu’il faut, madame… il faut juste attendre que son cerveau se développe »; « Elle apprend à gérer ses émotions. C’est difficile, elle ressent tout de façon extrême. Mais elle y arrivera. » ; « On ne médicamente pas une enfant si jeune »; « C’est trop tôt pour diagnostiquer une problématique mentale. On ne veut pas mettre d’étiquette »; « Je comprends que vous êtes à bout, mais elle réussit bien à l’école, elle a quelques amies. C’est bon signe! »
Sans compter les discours culpabilisants, les miens et ceux des bien-pensants : « Ses deux parents sont intenses, ça ne peut pas faire autrement : elle est intense, elle aussi! » (oui, mais nous, on ne lance pas des chaises pour s’exprimer.); « Petits enfants, petits problèmes; grands enfants,… » Non. Ça ne m’encourage pas. Et si ça se voulait drôle pour détendre l’atmosphère si lourde qu’on pourrait le hacher à la tronçonneuse, désolée, ma patience fanée m’empêche de rigoler. « Toi aussi, ça t’arrive de péter un plomb… les enfants apprennent par l’exemple ». En effet, et pendant très, très longtemps, je me suis contenue, j’ai parlé calmement, mais fermement. Pis un bon moment donné, le presto a sauté. Depuis, c’est vrai, j’appréhende les crises et je réplique aux cris. Pas la bonne méthode, mea culpa. La récipiendaire du trophée de la tolérance a démissionné.
« Ben oui, mais là, à quoi tu t’attendais?! C’est l’adolescence! Les hormones! Les SPM! Tu étais sûrement pareille à son âge! » Je. M’ex. Cu. Se. Je n’ai pas été une ado facile. Mais je n’ai pas battu mes parents. Je n’ai pas détruit la maison. Et mon adolescence n’a pas commencé à dix-huit mois. Faque, quand je suis arrivée à l’adolescence, le piton « patience » de ma mère n’était pas encore arraché.
Je ne suis plus à l’heure des « T’aurais donc dû » et des « À quoi t’as pensé? ». Si j’avais écrit chacune des solutions testées et des ressources appelées en renfort depuis les douze dernières années, je rendrais jaloux Marcel Proust avec sa recherche du temps perdu. Quand même ses profs admettent n’avoir jamais, jamais rencontré quelqu’un d’aussi entêté et intense, tu comprends que les conséquences, les récompenses, les homélies, la discipline constante et les gestes de réparation, ça marche avec tes autres enfants et avec les enfants des autres, mais pas avec ta grande fille. Elle a la rébellion tatouée dans ses gènes.
Un jour, cette détermination se transformera en qualité incroyable. Elle fera de grandes choses. Elle changera le monde. Elle ira sur la Lune si ça lui tente. Mais d’ici là, elle traverse ma limite au quotidien. Ses pétages de coche qui surviennent à tout instant, au détour d’un refus ou d’une demande de compromis ou juste parce que, je n’en suis plus capable. Je n’ai plus la couenne assez dure pour endurer ou ignorer la liste d’insultes qu’elle me crie par le cœur. Elle peut être si douce, si merveilleuse, si reconnaissante, puis en une seconde, me faire sentir comme une merde de la pire espèce, comme une moins que mère, une mère de rien, comme la pire des mères. Et après, quand elle se calme, elle se confond en excuses, en « je suis désolée, tu es la meilleure maman du monde, j’ai perdu le contrôle ». Oui, tu as perdu le contrôle. Encore une fois. Une millionième fois.
Et moi? Moi, je n’ai pas le droit de perdre le contrôle. Interdit par la loi. Interdit par ma foi en toi. Interdit par ma vision de moi. Un ultimatum. Devrai-je vraiment appeler la DPJ pour qu’ils viennent te chercher, qu’ils nous éloignent l’une de l’autre le temps que ça passe? Ça fait des années que j’attends que ça passe. Que j’espère la fin du terrible two, du fucking four, de toutes ces phases plates qui devraient t’aider à grandir, mais qui font rétrécir notre relation. Ma fille, je t’aime inconditionnellement multiplié par un million, gros comme mille univers à l’infini. Mais je m’aime aussi. J’aime aussi mon couple amoureux. J’aime aussi mes autres enfants que tu terrorises et qui apprennent par notre exemple. L’état de crise et l’état d’urgence sont devenus notre réalité, et je refuse de vivre ça encore et encore. Je refuse de le faire vivre à toute la famille. Je refuse que les autres se sentent intoxiqués par cet air malsain, rempli d’insultes et de chaises qui revolent.
P.S. Depuis l’écriture de ce texte, les choses se sont replacées. Merci, ma fille, d’avoir choisi de recommencer la médication qui t’aide à gérer ton surplus d’émotions fortes.
Eva Staire