L’enseignante démissionnaire

Dans une autre vie, j’ai été prof. J’enseignais les littératures à l’université, dans une autre province. Je parle au passé. Parce que j’ai démissionné.

J’ai toujours voulu enseigner. Une vraie vocation. Je portais encore des lulus et un une-pièce jaune poussin, et je déclarais déjà : «Moi plus tard, je vais être professeure.» Dans ma chambre au deuxième étage, j’installais devant moi mes toutous poilus, mes poupées avec les yeux qui ferment quand on les couche. Je me plaçais près d’un tableau imaginaire et j’enseignais. Je transmettais mes connaissances : 2 + 2 = 4. 4 + 4 = 8. Les verbes avec «tu» finissent par un «s». Sauf les exceptions : tu veux, tu peux… Même quand mes frères aînés apprenaient leurs leçons, je répondais à leur place.

Au primaire, j’aidais mes enseignantes à corriger les devoirs à la fin de la journée d’école. Je n’étais pas seulement responsable de mettre les autocollants : c’est moi qui corrigeais les évaluations, qui détenais le pouvoir du stylo rouge. J’étais payée en Minces aux légumes et en tête-à-tête avec ma prof, mon idole.

Au secondaire, j’étais l’élève rebelle qui se faisait envoyer chez le directeur, mais je participais aux dictées régionales et au journal étudiant. Dans mes temps libres, j’apprenais les bases des techniques d’instruction et de l’art oratoire dans les cadets de l’aviation. À seize ans, j’enseignais tous les vendredis soirs à des jeunes en uniforme et je tripais. Le thrill d’un comédien sur une scène. Moi qui étais si rougissante pendant les présentations orales, si tremblante quand c’était le temps de donner mon opinion dans un groupe… j’enseignais et je me sentais à ma place.

Au cégep et pendant mon baccalauréat, répondre aux questions des profs était une torture. J’ai réussi à vaincre mon trac pendant les présentations orales en m’autorisant à m’asseoir pour sentir mes racines plus solides. Je cachais mes jambes en guenilles et mes mains en processus de liquéfaction derrière le bureau. Je me suis rendu compte que plus je savais de quoi je parlais, moins j’étais stressée. Alors je suis allée chercher le maximum de connaissances et de compétences.

Puis j’ai plongé à hémisphères cérébraux joints dans la maîtrise et le doctorat. Donner des conférences, présenter mes recherches, assumer mes idées est devenu un passage obligé. Pas de prises de paroles, pas de bourses. Et un jour, une professeure de littérature a jugé ma conférence assez pertinente pour la publier dans un collectif. Tout un élan de fierté, de «t’es belle, t’es fine, t’es capable!» J’ai continué à parler en public, à y prendre goût.

Je m’imaginais enseigner au cégep. Mais c’est l’Université de l’Alberta qui est arrivée sur mon chemin. Il y a pire dans la vie. Mais peut-être que j’aurais dû m’écouter.

Ne vous méprenez pas, j’ai adoré enseigner les littératures et la langue française. La relation prof-étudiant me passionnait, j’aurais tout donné pour ces humains assoiffés de connaissances et de culture. Et j’en ai donné, des heures, des nuits, des fins de semaine. Pour préparer mes cours, pour corriger des essais et noter des examens, pour commenter des textes, pour dénicher LA façon d’expliquer l’accord du participe passé ou l’impact de la colonisation sur les littératures africaines.

Mais justement, ce temps, cette énergie, j’aurais voulu, en même temps, les consacrer à mes enfants. Ils étaient si jeunes, si exigeants, si curieux de tout… et moi, je devais si souvent m’enfermer dans mon bureau pour pouvoir remettre les travaux corrigés à temps. J’ai tenté de mettre des limites permises par l’expérience (travailler un seul soir et une seule journée de fin de semaine par semaine). J’ai tenté d’élaborer des stratégies pour rendre mon travail plus efficace, pour le garder valorisant, pour me garder à jour sans y perdre ma santé. Mais je trouvais tout de même que la valeur que je voulais donner à ma famille n’y trouvait pas sa place.

J’ai fini par démissionner de mon poste après plus de cinq ans au même endroit. J’étais enceinte de mon quatrième enfant, mon conjoint était transféré vers Ottawa, j’étais épuisée de ce rythme de vie dans lequel l’humain et la vie personnelle ont peu d’espace pour respirer. J’ai fait le choix de me lancer dans le vide du chômage, en me disant qu’avec tout le bagage d’enseignement, de communication, de connaissances, de qualités humaines, d’organisation que j’avais, je trouverais quelque chose le temps venu.

Ce moment est arrivé quand mon bébé avait neuf mois. Je ne travaille plus dans l’enseignement, mais j’utilise chaque jour ce que j’ai appris pendant mes années de formation et de profession. Vais-je, un jour, redevenir enseignante? Peut-être, quand les circonstances familiales seront différentes. Mais pour l’instant, j’enseigne la vie à mes enfants et ça aussi, c’est l’un des plus beaux métiers du monde.

 

 

Nathalie Courcy

 



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