Les saisons d’une orpheline
Mon papa. Il est mort quand j’avais sept ans. La même année que mon cousin. Et que ma grand-mère. Ça fait trente-trois ans de ça. Oh my God! Je viens de révéler mon âge vénérable! (Ben non, je l’ai déjà écrit et je le dis ouvertement…)
Revenons à nos défunts.
Donc, mon papa. Il était tout jeune, trente-trois ans. Un beau pétard aux yeux et aux cheveux noirs. Policier, père de trois enfants, époux, frère, fils, ami. Il croyait en Dieu et en l’humain. Il écrivait un livre, Prière pour la vie. Il avait des projets. Il aimait la vie. Et il souffrait d’un cancer du cerveau depuis plus de deux ans.
C’est long, deux ans, avec un crabe dans la tête. À la fin, il ne parlait plus, il déparlait à peine. Les neurones étaient en bouillie. Les fonctions vitales le lâchaient au fur et à mesure que la maladie se répandait dans son corps amaigri. Il ne bougeait plus. Il ne souriait plus.
Pendant cette période, j’ai peu vu mon papa. Les heures de visites des enfants étaient limitées, on était trop fatigants pour les malades. De toute façon, c’était pénible aussi pour les enfants bouleversés que nous étions. J’avais beau adorer mon père, je trouvais ça plate, aller à l’hôpital. C’était long. Il ne fallait pas faire de bruit. Et moi, ce que je voulais, c’était jouer des percussions sur les tuyaux de chauffage. Pour me désennuyer, une amie de la famille m’avait offert une bouteille d’eau gazeuse. Trois décennies plus tard, je déteste toujours autant l’eau gazeuse. Mauvais souvenirs associés.
Mais quand même, mon papa me manquait. Maman nous avait expliqué « les vraies affaires » : il ne s’en sortirait pas. Il est arrivé que des infirmières à l’âme empathique m’aient donné une permission spéciale : rendre visite à mon père un soir où les enfants n’étaient pas admis. J’ai dû jouer au ninja pour passer par l’escalier de secours sans me faire remarquer… C’était rassurant de savoir que je pouvais aimer mon papa malgré les règlements, malgré la maladie, malgré tout.
Mon dernier souvenir « normal » de lui, c’est une soirée avec la parenté, dans notre salon. J’étais assise sur ses genoux pendant qu’il buvait sa 50 entouré de ses frères et sœurs. L’hôpital (lire : ce qui était devenu sa résidence principale) lui avait accordé un congé spécial. La fois suivante où toute sa famille a été présente autour de lui, c’était aux soins palliatifs alors qu’il pleurait ses dernières larmes et expirait pour la dernière fois. Je n’y étais pas. J’étais trop petite.
J’avais sept ans. J’ai manqué une semaine d’école. Ma professeure a amené tous mes copains aux funérailles. Quand je les ai revus, c’était à notre Première Communion. Sur la photo de groupe, je ne souriais pas. J’étais trop stressée : je n’avais pas pu pratiquer avant la cérémonie. Et la messe avait lieu dans la même église que les funérailles.
Quinze ans plus tard, je me suis retrouvée dans une autre chapelle, cette fois pour me marier. J’avais demandé au prêtre la permission de lire une prière aux défunts dès le début de la cérémonie. C’était bizarre, mais essentiel pour moi. C’était ma façon de dire à mon papa, ma grand-maman, mon cousin, mon oncle décédé quelques mois plus tôt, et aussi à toutes les personnes aimées qui nous avaient quittés, qu’on les invitait eux aussi. Qu’on leur avait gardé une place dans nos pensées.
Cette journée-là, c’est mon frère et ma mère qui m’ont accompagnée dans l’allée jusqu’à mon futur mari. Vous dire la fébrilité qui m’habitait quand je suis entrée dans cette chapelle pleine à craquer! La veille, on avait déplacé chaque banc de quelques millimètres pour ajouter quelques places assises. Certains de mes amis étaient même debout à l’arrière. Quand on dit « bondé de monde », c’est l’image qu’on a en tête. On ne devait même pas être légaux en termes de sécurité tellement il y avait de l’humain au pouce carré.
Quand je suis arrivée à l’avant et que je me suis tournée vers l’assemblée, j’ai vu un vide bouleversant. Dans cette marée de monde cordé comme des sardines en conserve, il y avait un banc complètement vide, dans la première rangée, du côté de ma famille. Ce banc n’était pas réservé, mais personne n’avait osé s’y asseoir. Tout de suite, j’ai su que c’était la place que mon papa avait choisie pour assister à mon mariage. Il voulait être aux premières loges pour accompagner sa fille dans ce grand saut. Je sais qu’il y était, avec mon cousin, ma grand-mère, mon oncle…
La prière aux défunts a été très émouvante. Pour moi et pour les personnes présentes. Un silence de mort, pourrait-on dire. Mais je dirais plus « un silence de vie ». Ils étaient là. Ils étaient parmi nous. L’orpheline en moi s’est sentie un peu moins orpheline.
P.S.: Le lendemain de l’écriture de ce texte, j’ai regardé avec beaucoup de larmes et de «c’est tellement ça!» la vidéo de la chanson «La saison des pluies» de Patrice Michaud, scénarisée par Yan England. Maman, je te la dédie. Tu as été mon papa, toi aussi. https://www.youtube.com/watch?v=FovZ7AefAmo
Nathalie Courcy