Le jour où tu t’es lassé de nager

J’avais dix-neuf ans quand je t’ai rencontré. Tu avais six ans de plus que moi. Tu avais les cheveux longs et des Dr Martens rouges, et tu conduisais un vieux 4X4 brun duquel émanait une odeur de soirées de party entre amis. Je ne peux pas dire qu’il y a eu un coup de foudre, mais rapidement, une complicité s’est installée. On habitait le Plateau Mont-Royal, on courait les festivals de musique, on regardait des films underground. On était libres et heureux. Tu étais mon ami, mon meilleur ami.

On a grandi ensemble, on a fait un bout de chemin. La vie n’était pas toujours rose, la mer n’était pas toujours calme. On a souvent voulu fuir; on a souvent eu des doutes. Je ne compte plus les fois où j’ai fait mes valises dans ma tête et imaginé ce que ce serait de repartir à zéro, de refaire ma vie avec quelqu’un d’autre.

Malgré les épreuves, on a eu trois enfants ensemble, trois magnifiques enfants. J’ai vu ton regard s’illuminer en les voyant grandir. Tu prenais un plaisir fou à leur faire découvrir le monde. Tu étais un papa fier et affectueux. Je me suis souvent dit que peu importe ce qui nous arriverait, je ne regretterais jamais de t’avoir choisi comme père de mes enfants. Tu les aimais d’un amour pur et sincère!

Notre chemin a abouti à un cul-de-sac. Avec du recul, je vois maintenant que ton problème de santé mentale était un facteur important dans notre éloignement. On a choisi de se séparer, de ne plus se contenter. On se souhaitait du bonheur et on voulait plus que tout réussir notre séparation : pour le bien de nos trésors. On a levé nos verres à nos dix ans de vie commune, on s’est serrés fort et on ne s’est souhaité que du beau pour l’avenir.

Et c’est là que la tempête a frappé. Non seulement la mer n’était pas calme, mais on se faisait engouffrer par les vagues. Impuissante, je te regardais te noyer et toi, tu t’accrochais à moi, me tirant vers le fond. Deux ans de tempête, deux ans pendant lesquels je t’ai regardé te débattre dans l’eau, revenir à la surface reprendre ton souffle pour replonger dans les profondeurs. Il y a eu des moments où je me suis demandé si ce n’était pas ce que tu voulais, au fond, te laisser couler. Tout le monde te lançait des bouées, mais tu n’en voulais pas.

En octobre, tu t’es lassé de nager. J’imagine que tu n’en avais plus la force. On était tous à bout de forces! Nos enfants avaient neuf ans, six ans et trois ans. Par une douce journée d’automne, trois enfants ont appris qu’ils n’avaient plus leur papa. Ces trop petites merveilles que tu aimais plus que tout, tu avais choisi de les abandonner. Ces trois petits êtres qui ont fait naître une lueur dans ton regard ont vu la leur s’éteindre en un instant.

Aujourd’hui, je le dis : je t’en veux! Je te déteste pour ce que tu as fait! Je voudrais avoir la chance de te brasser et de te raisonner. Je voudrais te faire prendre conscience de toute la douleur, de toutes les questions, de toute la culpabilité et de toute la tristesse que tu nous as laissées en posant ce geste. Cette douleur que tu n’arrivais plus à supporter, tu nous l’as léguée. Tu m’as laissé un énorme fardeau sur les épaules : être le seul parent de nos enfants. Comprends-tu ce que ça signifie? Comprends-tu la pression qui pèse sur moi? De savoir que peu importe ce que je ferai, peu importe l’amour que je donnerai à nos enfants… jamais, JAMAIS, je ne pourrai leur épargner cette douleur et ce vide qui les suivront toute leur vie. Jamais je ne pourrai répondre à tous leurs questionnements, car jamais je ne pourrai expliquer l’inexplicable.

J’avais trente-deux ans quand tu t’es suicidé. Tu avais six ans de plus que moi. Tu avais les cheveux courts, tu étais père, tu étais amaigri et je ne te reconnaissais plus. La vie continue pour les enfants et moi : on se lève le matin, les enfants vont à l’école, on rit en famille, on fait des activités, on se colle, on s’aime…

La vie continue, mais elle ne sera plus jamais la même : elle sera toujours teintée par ton départ. Ce nuage noir nous suivra toujours, de près ou de loin : il fera à tout jamais partie de qui je suis et de qui les enfants deviendront.

 



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