Papa même s’il est trop tard

Je ne t’ai pas connu, pas comme j’aurais dû. Pourtant, tu as contribué à me fabriquer, à faire que j’existe. J’ai quelques souvenirs éparpillés, mais le lien d’attachement ne s’est jamais formé. Plus de seize années ont passé depuis que je t’ai dit adieu sur ton lit d’hôpital. Affaibli par la maladie, tu m’avais demandée à ton chevet. J’ai hésité. Le ciel m’est témoin que j’ai longtemps réfléchi au pourquoi j’irais te voir avant ton départ. J’avais à ce moment beaucoup plus de raisons de ne pas m’y présenter que d’y être. Mais ton ainée, ma sœur, qui te pleurait déjà tellement, espérait que j’y sois. Elle, elle t’a aimé, elle t’aime toujours. J’en étais jalouse à en crever! J’avais dans le cœur ce manque de paternité.

Bien entendu, un autre homme a pris ce rôle que tu aurais dû avoir. Il a bien fait les choses, ne t’inquiète pas. Aujourd’hui encore, il est présent dans ma vie et je l’aime. Il a tenu ce rôle qui t’était destiné. Je t’en ai voulu dans le passé. Je ne comprenais pas pourquoi on ne se voyait pas. Pourquoi ne m’aimais-tu pas suffisamment pour venir me voir? Du moins, c’est ce que je croyais. Il est arrivé que cette sœur, que j’idolâtrais en secret, parte avec toi, alors que je restais derrière. Je ne l’enviais que davantage, en silence. Je découvrais ma première souffrance.

J’ai dit haut et fort à qui voulait m’entendre que je te détestais, que je t’avais en répugnance et que je ne voulais rien avoir à faire avec toi. Si tu savais comme je mentais! À un moment, nous avons eu la chance de faire connaissance. Dans mes révoltes de jeune femme en devenir, je n’ai pas su la saisir et tu étais, toi aussi, bien démuni. Je le sais aujourd’hui.

Je suis mère à mon tour, tu n’auras jamais connu mon époux ni mes enfants. Oui, tu es grand-père trois fois maintenant. Tu serais si fier d’eux, j’en suis sûre! Depuis environ deux ans, je parle de toi. J’ai entendu ces histoires que j’ai enfin écoutées. Des histoires provenant d’une famille que je découvre petit à petit. De ma sœur avec qui la distance s’est finalement effacée. De ma mère, qui naguère préférait se taire à ton sujet.

J’aurais aimé connaître cet homme, ce frère, cet oncle, ce père. MON père. Je suis heureuse d’être allée te voir ce jour-là. Ça m’a atteinte plus que je ne l’ai jamais avoué, surtout à moi-même. Je m’accroche depuis toute petite à ces moments si limités que l’on a partagés.

J’écris ce texte aujourd’hui, les joues inondées. La gorge nouée et un tremblement au corps. Je mets le doigt, à trente-six ans, sur ce grand vide qui ne sera jamais comblé. Je réalise d’où est né ce mal de vivre que j’ai toujours porté. Malgré mon bonheur et mes joies, depuis quelque temps, mes pensées ne reviennent que vers toi. J’aurais voulu me souvenir de tes bras autour de moi, de ta voix me réconfortant. J’aurais voulu connaître tes joies, tes souvenirs d’enfance. Ta fratrie si grande.

Je me rappelle de si peu de choses. Mais lorsque je ferme les yeux, il y a un détail qui jamais ne me quitte. Ton propre regard. Celui que je te surprenais parfois à poser sur moi. Aujourd’hui, je le comprends. Tu as souffert aussi de l’absence de ton enfant. Aujourd’hui, j’en suis consciente et ma peine n’en est que plus grande.

Depuis toujours, je me suis battue pour ne jamais dire cette phrase. J’ai vécu pour ne jamais avoir ce regret. Mais force est d’admettre, ce soir, que j’ai échoué. Chaque cellule de ma personne hurle autant que cette voix dans ma tête qui fredonne ses mots assommants et qui ne changent rien à l’histoire, sauf de me faire broyer du noir : j’aurais dû.

J’aurais dû en profiter durant ces quelques mois partagés.

J’aurais dû cette porte ne pas la fermer.

J’aurais dû comprendre.

 

La mère en moi répète à cette fillette que j’étais : ce n’est pas ta faute. Il t’aimait.

Mais la fillette en pleurs et contrite ne peut que répondre : Oui je sais, mais moi je n’ai pas su l’aimer.

Papa, depuis toujours et à jamais, tu es l’être qui aura le plus manqué à ma vie.

 

Simplement, Ghislaine.

 



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