Le plus fort n’était pas mon père
J’ai quatre ans. Nous sommes en direction de la maison de mon pèr
J’ai quatre ans. Nous sommes en direction de la maison de mon père. Sa main est sur ma cuisse. Geste anodin que je ne supporte toujours pas aujourd’hui. À l’époque, les enfants sont assis du côté passager à l’avant. Parfois, mon père a une bière entre les jambes lorsqu’il conduit. La DPJ n’existe pas. Une fin de semaine sur deux, je deviens le jouet sexuel de mon père. C’est lui qui m’initiera à la masturbation, aux fellations et à divers attouchements. Cela durera quatorze ans.
J’ai compris très tard, trop tard, que ce n’était pas tous les papas qui jouaient de cette façon avec leurs petites filles. Je savais très jeune, trop jeune, que c’était mal. Mais ce n’était que ce que je connaissais. J’ai compris très tard, trop tard ce qu’était un vrai papa, un bon. Vingt ans plus tard, après d’innombrables thérapies, je me sens toujours coupable d’avoir attisé le désir de mon père alors que je n’étais que toute petite.
Tout demeure sous forme de flashback. Ma main minuscule sur son pénis. Ses halètements saccadés. L’odeur de son sperme. Il m’aimait tant, qu’il disait. Sa petite princesse.
La petite princesse s’en est allée.
Jour de Pâques. J’ai dix-huit ans. Lors du brunch de famille annuel. Lui, il est toujours placé à ma gauche. Ça discute des émissions L’amour avec un grand A de Janette Bertrand. Et mon père de dire à la blague : en tout cas moi, j’en fais de l’inceste avec ma fille. Son rire assourdissant par la suite. Et les rires des autres convives. Mon cœur a arrêté. Ce jour-là, j’ai quitté le dîner, traversé la porte et je ne suis plus jamais revenue.
S’ensuivit une période folle. Je prenais déjà plusieurs douches par jour afin d’expier je ne sais quoi, je m’automutilais aux poignets afin de diminuer mon anxiété et gérer mes crises d’angoisse, sans parler de quelques tentatives de suicide, dont la première à onze ans dans ma cour d’école. J’avais tenté de me pendre à la clôture de mon école primaire à la fin des classes. Un surveillant était arrivé. Qu’est-ce que tu fais là?! Je ne fais rien, monsieur. Il était mécontent. La directrice et ma mère le lendemain étaient aussi mécontentes.
J’ai donc continué. À me faire mal. À tenter de me suicider pendant les dix années qui suivirent. En secret. Sans rendre personne mécontent.
J’ai appris à être belle et à me taire. J’ai appris à être un objet sexuel pour assouvir les besoins. Je me suis beaucoup donnée. J’y ai mis beaucoup d’efforts. C’est ce que je connaissais.
Puis j’ai arrêté. Mon corps m’a arrêtée. Je portais mon premier bébé. Je portais la Vie. Une deuxième chance se pointait.
Je suis aujourd’hui dans la quarantaine. Les vingt ans d’abus sont passés. Je ne pardonnerai jamais. Je n’oublierai jamais. J’apprends à vivre avec. Je ne vois plus ce père depuis vingt ans. Il ne serait pas mort. J’ouvrirai une bouteille rendue là et je fêterai son décès. Je ne l’ai pas emmené en cour. Il aurait fait le sixième de son temps. J’ai fait quarante ans. Replonger dans les souvenirs demeure trop douloureux. La mémoire heureusement protège. J’arrive tout de même à être épanouie aujourd’hui. J’ai plein d’enfants formidables, un amoureux extraordinaire, une belle-famille, des amis présents et une carrière florissante.
Mais oui, la tristesse de fin du monde demeurera. Tapie tout au fond de moi.
Tu n’as jamais été le plus fort papa.
Jamais tu ne le seras.
Eva Staire